Bible et son univers

Caïn dans le tumulte des émotions

La violence, une violation ?

Nous connaissons tous la violence. Nous l’expérimentons au quotidien, nous la verbalisons souvent « Wow, c’est violent ça ! », mais nous avons du mal à la caractériser précisément et à en connaître le chemin. Nous la confondons parfois avec la force, ou avec le pouvoir. Le Petit Robert en donne une définition simple : « abus de force ». L’abus, c’est littéralement le contre usage. La force devient donc violence lorsqu’elle est utilisée abusivement, à contre usage. Lorsqu’au lieu de protéger, elle devient « ‘violation’ des autres êtres humains et de la création – inanimée ou animée. [La violence], C’est l’usage de la force (comme dans la coercition) d’une manière qui cause un préjudice, une blessure, une violation ou la mort. »[1]

La première violence que nous rapporte le texte biblique est celle qu’occasionne le serpent en Gn 3. Elle prend la forme d’une violation de l’ordre établi, d’une violation de l’harmonie créationnelle dans laquelle chacun avait sa juste place : Dieu était Dieu et l’homme était l’homme, créé de poussière et de souffle de Dieu, en image de Dieu. En suggérant à Adam et Ève qu’ils pourraient être « comme Dieu » plutôt qu’en « image de Dieu », en les invitant à transgresser la limite que Dieu leur avait posée « Dieu a-t-il vraiment dit… ? », le serpent introduit la violence en Éden. Adam et Ève ne peuvent pas être Dieu, pas plus que le serpent ne le peut. À vouloir prendre cette place par la ruse et la transgression de l’ordre établi, chacun s’en retrouve blessé et maudit : le serpent, l’homme et la femme. Quelque chose s’est brisé.

La violence se propage

À l’extérieur, le monde souffre des combats difficiles : dans le travail de la terre, dans les rapports sociaux, dans la relation de couple. Domination, mépris, infériorisation, fuite, indifférence, stérilité sont autant de faits de violence qui ne laissent pas à chacun sa juste place.

À l’intérieur, l’âme souffre des combats difficiles : hors de la pleine communion à Dieu, elle est désormais exposée à l’assaut de passions ravageuses. Les pères du désert les décriront avec précision. Elles entretiennent toutes un rapport tordu, déplacé, par excès ou par défaut, à la création, ce qui constitue notre définition même de la violence. Examinons l’une d’elle, l’envie, au travers de la figure de Caïn.

Un geste d’adoration ou une passion d’envie ?

Genèse 4.1-8 :

” L’homme connut Ève sa femme. Elle devint enceinte, enfanta Caïn et dit : « J’ai procréé un homme, avec le Seigneur. » Elle enfanta encore son frère Abel. Abel faisait paître les moutons, Caïn cultivait le sol. À la fin de la saison, Caïn apporta au Seigneur une offrande de fruits de la terre ; Abel apporta lui aussi des prémices de ses bêtes et leur graisse. Le Seigneur tourna son regard vers Abel et son offrande, mais il détourna son regard de Caïn et de son offrande. Caïn en fut très irrité et son visage fut abattu. Le Seigneur dit à Caïn : « Pourquoi t’irrites-tu ? Et pourquoi ton visage est-il abattu ? Si tu agis bien, ne le relèveras-tu pas ? Si tu n’agis pas bien, le péché, tapi à ta porte, te désire. Mais toi, domine-le. » Caïn parla à son frère Abel et, lorsqu’ils furent aux champs, Caïn attaqua son frère Abel et le tua. “

Le sacrifice, en tant que geste d’adoration, vise l’attention, la reconnaissance, l’approbation de la personne à laquelle il est destiné, en l’occurrence Dieu. Or, voilà que Dieu « tourna son regard vers Abel et son offrande, mais il détourna son regard de Caïn et de son offrande. » (Gn 4.4-5) Le texte ne donne aucune explication au choix de Dieu. Comment remplir ce pesant silence ? Pour certains, le sacrifice de Caïn contenait en fait des vices cachés. Pour d’autres, il était improprement offert. Pour le Nouveau Testament, le sacrifice d’Abel est agréé de Dieu car relevant de la foi alors que les dispositions de cœur de Caïn sont celles du Mauvais (Hb 11. 4 ; 1 Jn 3.11-12). Si l’on suit cette ligne, il nous faut imaginer que l’intention du sacrifice, en apparence très louable, cache une autre intention, intérieure, déplacée et inavouable.

Harold Kallemeyn y voit la passion d’envie. Il distingue entre jalousie et envie en ce sens : « …la jalousie, au sens strict du terme, n’est pas la même chose que l’envie. La jalousie correspond à la volonté de posséder de façon exclusive ce que l’on a […]. L’envie correspond à la volonté de déposséder l’autre.[2] » Abel possède ce regard de Dieu que Caïn désire tant. Caïn ne peut pas être Abel, ni Dieu. Il doit l’accepter, mais ne le peut pas.

Caïn ne peut pas être Abel, ni Dieu. Il doit l’accepter, mais ne le peut pas.

L’envie (invidia) est définie par Aristote comme la douleur que provoque en nous l’excellence, la supériorité ou la réussite d’autrui. Cette douleur intérieure profonde remonte à la surface par des expressions très fortes qui vont jusqu’à déformer le visage de Caïn. Celui-ci passe en un instant de « très irrité », ce qui relève de la colère à « très abattu », ce qui relève de la tristesse.

Une erreur d’évaluation ?

Caïn pense probablement que Dieu ne l’aime pas. Mais Dieu l’aime, il vient lui parler, il cherche le dialogue : « Caïn trouve-t-il injuste le comportement de Dieu ? N’en saisit-il pas la logique ? Qu’il le dise, qu’il l’interroge. Ou encore qu’il réfléchisse à sa réaction : ne viendrait-elle pas d’une lecture exclusivement négative de ce qui se passe ?[3] ». La situation n’est en aucun cas gravissime et il appartient à Caïn d’en faire cesser une lecture dramatique portée par une amplification des émotions.

La violence du passage à l’acte

Hélas, pris dans un chagrin douloureux, Caïn fait le choix de tuer Abel. Son geste agressif ne résout rien mais fait maintenant émerger la honte et la culpabilité. C’est bien le péché, ici nommé pour la première fois, qui prend le dessus. Stanley Hauerwas en propose la compréhension suivante :

” Le péché, au demeurant, n’est pas simplement une erreur, ou l’accomplissement de certaines actions interdites ; c’est la tentation positive de dépasser notre pouvoir de créatures. Il se manifeste dans notre orgueil et notre sensualité, mais sa forme fondamentale est l’illusion.[4] “

Oui, l’envie trompe Caïn et le fait se tromper dans sa relation à Dieu, à Abel et à lui-même.

Si Caïn ne peut consentir à n’être qu’une créature, à l’existence réelle et reconnue de son frère Abel, à la liberté de Dieu de pouvoir décliner son offrande, alors il est dans le péché. Son adoration n’a rien de libre et relève bien davantage d’une illusion d’adoration. Oui, l’envie trompe Caïn et le fait se tromper dans sa relation à Dieu, à Abel et à lui-même. La violence est ici violation de toutes les relations. Dieu n’abandonne pas Caïn à sa peine, mais saura lui révéler la gravité de son geste, l’amener au repentir, et poser sur lui un geste d’espérance (Gn 4. 10, 13, 15).

 

[1] A. James Reimer, Christians and war: a brief history of the church’s teachings and practices, Facets series, Minneapolis, MN, Fortress Press, 2010, p. 2.

[2] Harold Kallemeyn, « L’envie, moteur de la violence », Kerygma, La Revue réformée 225 (2003/5).

[3] André Wénin, D’Adam à Abraham ou Les errances de l’humain: lecture de « Genèse » 1,1-12,4, p. 147.

[4] Stanley Hauerwas, Le royaume de paix: une initiation à l’éthique chrétienne, Paris, Bayard, 2006, p. 105.

Partager

Après 10 années de pastorat à l’Église Mennonite de Châtenay-Malabry, Alexandre Nussbaumer suit actuellement le master de recherche en théologie à la Faculté Libre de Théologie Évangélique. Il s’intéresse particulièrement aux articulations entre foi et psychologie en s’appuyant sur sa connaissance de l’ennéagramme. En parallèle, ingénieur de l’Institut National Agronomique de Paris-Grignon, il exerce à mi-temps comme expert scientifique dans ce domaine. Il est marié et père de trois enfants.

Disqus Comments Loading...
Publié par

Nous utilisons des cookies non-publicitaires pour rendre ce site plus clair. Si vous le souhaitez, vous pouvez les désactiver. Bonne visite sur Point-Théo !