L’Église a-t-elle quelque chose à dire à propos des gilets jaunes ? Alors que l’interprétation de ce mouvement hétéroclite fait l’objet de débats et de contributions des plus variées de la part des journalistes et des spécialistes, la blogosphère évangélique propose également quelques esquisses de lecture « biblique » du phénomène, et s’anime de controverses sur la légitimité de la participation de chrétiens aux manifestations. Certains le font pourtant après avoir, lors des dernières échéances électorales, incité l’Église au silence devant les signes inquiétants qui préfiguraient largement certaines dérives observées aujourd’hui.
Peut-être qu’avant de tenter une lecture chrétienne du mouvement, ou de statuer sur le rapport du chrétien aux manifestations, il faudrait, sans prétention à l’expertise, essayer d’en percevoir quelques ressorts essentiels. Il est important de discerner ce qui s’exprime dans cette colère parfois violente, avant de comprendre comment et en quoi l’Écriture, et surtout l’Évangile de Jésus-Christ qu’elle révèle, peut nous aider au discernement.
Les gilets jaunes sont partis, semble-t-il, d’un phénomène viral lié à la hausse du prix de l’essence. Ils rassemblent de façon improbable des personnes aux idéologies très différentes, et même contradictoires, exprimant à partir d’une contestation apparemment simple quelque chose de l’ordre d’un ras-le-bol bien plus général, qui se traduit aujourd’hui par la diffraction de la contestation en multiples revendications. D’ailleurs, il semble que le recul du gouvernement sur la question du prix de l’essence n’ait pas réussi à apaiser les esprits pour le moment. La colère reste là, attisée par ceux qui y trouvent une occasion d’exister dans la sphère publique, abondamment nourrie d’articles, vidéos et témoignages à la crédibilité variable. Elle est alimentée par cette durable impression que seul un mouvement dur et un affrontement sans compromis peut efficacement peser en faveur de ceux qui se perçoivent comme laissés-pour-compte, ou comme tiroir-caisse de politiques favorables à une élite qui piloterait secrètement, dans certains fantasmes, l’avenir du monde.
La colère reste là, attisée par ceux qui y trouvent une occasion d’exister dans la sphère publique, abondamment nourrie d’articles, vidéos et témoignages à la crédibilité variable
Ainsi, au-delà de questions purement financières, on perçoit dans ce mouvement un profond sentiment d’injustice d’une population qui ne pense pas ou plus que les corps intermédiaires (syndicats, partis) ou les représentants du peuple (élus) puissent relayer la volonté du peuple et agir vraiment en sa faveur. La diversité du mouvement montre d’ailleurs que chaque « gilet jaune », finalement, se représente lui-même, s’agglutinant pour faire masse avec les autres « gilets jaunes » qui se représentent individuellement, sans qu’il soit possible de rassembler les revendications et les besoins exprimés autour de propositions cohérentes qui pourraient constituer une alternative crédible, ou une inflexion réfléchie à la politique menée. Sollicitée en permanence par les incitations à consommer des black Friday et autres offres qui ne visent pas les plus aisés, mais sans avoir en face les moyens réels d’assumer le choix d’y céder, fière du « modèle social français » marqué par la socialisation de certaines dépenses mais poussée à un individualisme consumériste et méritocrate, la société se meut dans des contradictions qui paraissent à certains moments ingérables. Entre un appel à des services publics généreux et efficaces et l’assimilation de l’idée que l’impôt, ou les charges seraient, fondamentalement, un mal, que choisir ? Cette agglutination d’éléments hétérogènes trouve dans l’élite qu’on suppose favorisée par le gouvernement, un adversaire commun.
La diversité du mouvement montre d’ailleurs que chaque « gilet jaune », finalement, se représente lui-même, s’agglutinant pour faire masse avec les autres « gilets jaunes »
Un article récent montrait que la fracture n’était pas vraiment territoriale, entre la France rurale et la France des métropoles, mais qu’elle était interne à chaque ensemble. Il s’agit même plutôt de multiples fractures qui touchent différemment selon les secteurs d’activité (santé), les catégories sociales (« smicards », classe moyenne) et à différents niveaux. Autrement dit, nous partageons un même territoire mais nous n’habitons pas le même monde [1], ce qui rend difficile le consentement à se soumettre à la même loi votée par le parlement. Nous nous croisons (parfois) dans la rue, mais nos histoires, nos vécus et nos grilles d’interprétations du monde divergent à 180°. La multiplication des moyens d’information sur internet n’améliore d’ailleurs pas la connaissance ou la compréhension, elle rend difficile toute forme de synthèse critique (au sens le plus noble) et de mise à distance. On voit resurgir les hypothèses les plus folles, les idées les plus nauséeuses que l’on espérait cantonnées à une frange « extrémiste ». On sait que, dans un monde déchu, le ressentiment peut facilement nourrir une haine à laquelle communie volontiers quelques franges radicales de droite ou de gauche, tout comme les simples pillards qui trouvent là une belle opportunité…
Les gilets jaunes sont bien le symptôme et l’expression d’une société fragmentée et brisée
Les gilets jaunes sont bien le symptôme et l’expression d’une société fragmentée et brisée, la manifestation de quelque chose qui dépasse de loin le prix à la pompe, et qu’un assouplissement fiscal ne peut traiter dans le fond. Une société atomisée, fragmentée, blessée, qui est le lieu où se déploie et se vit la réalité de l’Église…
Les controverses sur la participation des chrétiens à ce mouvement nous montrent que l’Église de Jésus-Christ n’est elle-même pas indemne de ces tiraillements. Plus encore, elle est aussi le réceptacle des brisures de ce monde. Une lecture chrétienne du mouvement ne peut se contenter de se demander très extérieurement ce qu’il convient de comprendre et de faire, ni de chercher à poser une série de jugements moraux, tendue qu’elle est entre l’exigence de justice et le respect des autorités et de l’intégrité des personnes. Si nous affirmons que l’Église « n’est pas de ce monde », nous savons aussi qu’elle est « dans le monde », partageant les défis quotidiens avec le reste de l’humanité, influencée dans ses propres discours par ce qui l’entoure. De ce point de vue, il me semble utile qu’elle admette qu’en son sein, elle retrouvera bien des personnes dont l’existence est douloureusement affectée par les contradictions et les brisures de la société. Si l’espérance du monde à venir structure son enseignement et sa foi, elle se sait aujourd’hui sous le signe de la croix. Ses membres sont solidaires de ce monde et n’échappent pas aux douleurs qu’il vit, qui sont signes de la prolifération du péché et de ses conséquences.
Ses membres sont solidaires de ce monde et n’échappent pas aux douleurs qu’il vit,qui sont signes de la prolifération du péché et de ses conséquences.
Parfois, en présentant Christ comme la « réponse » à tous les problèmes, elle pourrait bien importer en elle-même les insatisfactions et les contradictions du monde. Pourtant, c’est bien ce monde-là que le Fils est venu habiter en Jésus-Christ. Et c’est dans ce monde-là que l’Église témoigne, à la fois d’un message qui lui vient d’ailleurs, d’en-haut, mais qui s’exprime au sein même de ces brisements. Comment Christ habite-t-il une Église qui vit aussi ces contradictions, pour qu’elle puisse elle-même être signe pour le monde ?
Parfois, en présentant Christ comme la « réponse » à tous les problèmes, elle pourrait bien importer en elle-même les insatisfactions et les contradictions du monde.
Pas sûr que les « leaders d’opinion » soient les seuls qui puissent en parler depuis une chronique sur le net ou un bulletin d’Église. Ils habitent eux-mêmes « un monde » qui ne rejoint pas forcément les autres « mondes ». Peut-être le mouvement doit-il nous ramener de la sphère numérique vers la sphère réelle et incarnée, où l’Église pourrait véritablement expérimenter écoute, compassion et (modeste) action conséquente. Ce travail plus dialogal se fera à la lumière de Christ et de l’Écriture qui le révèle, mais sans tenter de l’instrumentaliser par quelque sélection de textes opportunément choisis en fonction de nos orientations préalables. L’ouverture d’un espace où nos propres brisements peuvent être posés devant le Christ, ensemble, dans ce corps qu’est l’Église, est peut-être un lieu d’où peut jaillir une espérance qui fera signe aussi pour ce monde brisé.
Peut-être le mouvement doit-il nous ramener de la sphère numérique vers la sphère réelle et incarnée, où l’Église pourrait véritablement expérimenter écoute, compassion et (modeste) action conséquente
L’appel du CNEF à la prière de l’Église est peut-être aujourd’hui l’expression la plus juste de cette invitation à la modestie chrétienne, qui, plutôt que de juger, reconnaît la complexité de la situation, s’inquiète des violences observées, et compatit à la souffrance exprimée. Il faudrait en effet se garder de réduire toute lecture chrétienne à un seul de ces trois éléments, que ce soit en réduisant les Gilets Jaunes aux pilleurs et aux casseurs, ou en justifiant la violence par la souffrance, ou encore en se contentant d’une analyse distante et moralisatrice. Le maître mot d’une lecture chrétienne de notre actualité reste l’espérance, celle de l’Évangile qui ne voit pas dans le chaos un point final et définitif comme le souligne très justement l’éditorialiste du journal Réforme. Ce serait plutôt le contexte dans lequel, paradoxalement, est appelée à se (re-)découvrir la paix, celle donnée par le Christ aux siens pour en être les porteurs en ce monde. Nous en sommes porteurs dans l’espérance et dans l’attente de Celui qui revient, comme nous le célébrons en cette période de l’Avent.
(1) L’expression est tirée de l’article de R.A. Ventura, “L’âge de la bêtise”, Esprit, 2018/12, pp. 62-69. Je recommande la lecture de l’ensemble du dossier “Fragiles vérités” dans cette livraison de la revue, qui m’a éclairé sur le contexte actuel. Pour aller plus loin, le dossier “Sur la post-vérité” de la revue Le Débat (n°197, 2017) sera également très utile.
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