Annie vient d’emménager dans cette nouvelle ville. Elle cherche une Église et se trouve plutôt bien dans celle-ci. Elle est accueillie avec un sourire et un café, la louange la porte, le message lui parle et nous voici maintenant au moment de la cène. Le pasteur fait une invitation poignante rappelant le message de l’Évangile d’une belle manière, en résonance avec la conclusion de son message. Elle se sent en communion avec cette assemblée qu’elle apprécie déjà. L’assemblée se lève comme un seul homme dans un signe d’unité pour communier. Le sentiment de faire corps en Christ est profond, le pasteur le rappelle : « nous sommes unis en un seul peuple, au bénéfice d’une même grâce, en Jésus ! »
Le pain est distribué dans un temps de chant communautaire : « Tu es venu jusqu’à nous »
Pour la suite, Annie doit faire un choix. Des petits gobelets sont proposés : au centre du plateau, c’est du vin, sur les bords, du jus de raisin… Il y a aussi des coupes, celles en verre contiennent du jus de raisin et celles en métal, du vin. Ceux qui servent connaissent les préférences des habitués alors ils vont directement à eux. Annie se dit que les coupes sont peut-être réservées à des gens particuliers et n’est pas sûre d’être concernée par les coupes. « Dommage, se dit-elle, je trouve le symbole de la coupe plus fort ». … On lui tend le plateau. Elle ne sait pas trop quoi choisir. De toute façon, elle n’est plus sûre de se souvenir de la consigne. Elle prend donc un gobelet au hasard. Elle tombe sur du vin : « beurk ! du vin bon marché à 11h du matin… ça me laisse un goût désagréable. La prochaine fois, je retiendrai mieux la consigne pour prendre du jus de raisin, je préfère l’arrière-goût sucré qu’il laisse. ». Voilà donc comment les pensées d’Annie ont cheminé de la belle communion fraternelle en Christ à l’évaluation gustative de la coupe de la nouvelle alliance…
Cette scène fictive, mais plausible, doit nous faire réfléchir sur nos pratiques rodées par l’habitude et la répétition.
Le débat sur la nature des éléments à partager lors de la cène a quelque peu animé certaines de nos Églises locales. Que ce soit pour le pain (azyme, campagne, de mie ou sans gluten…), ou plus souvent, pour la boisson : vin ou jus de raisin, voire même vin sans alcool ; gobelets ou coupes… tout le monde a son avis, et surtout, chacun a sa préférence.
Les arguments évoqués sont parfois nombreux. Il ne faut cependant pas en exagérer l’importance.
A. Nisus, dans le Dictionnaire de théologie pratique1, souligne un argument pour chaque parti, qui se résume à la présence ou non d’alcool. Ce dernier étant symbole biblique de joie et de fête, le vin manifeste cette dimension présente dans la proclamation de la résurrection de notre roi et l’attente de son retour. Mais la présence d’alcool est aussi une occasion de chute pour les alcooliques abstinents. La prise en compte de cette sévère addiction a fait évoluer la pratique de certaines Églises lors du siècle dernier.
Sans présenter tout l’éventail argumentatif de chaque position, constatons que les Églises se sont positionnées de manières différentes. Certaines ont considéré qu’un argument était décisif et imposait une option. D’autres Églises ont fait le choix, qu’A. Nisus qualifie de « compromis », de proposer à la fois du vin et du jus de raisin.
C’est ce compromis que je voudrais interroger.
Vin ou jus, ne doit-on pas trancher ? Je comprends que ce débat puisse animer des discussions dans les Églises et que les positions des uns et des autres soient très arrêtées. Reconnaissons aussi que la plupart des arguments concernent des habitudes, des préférences et sont parfois justifiées par des arguments théologiques ad hoc… Comme tout débat qui touche à des pratiques ancrées dans l’histoire personnelle de chacun, ils sont irrationnellement passionnés.
En choisissant ce compromis, on achète la paix mais ne tombe-t-on pas dans un autre piège ?
En ouvrant la possibilité du choix individuel, nous posons un choix communautaire : celui de mettre deux éléments distincts sur la table. Dire que nous ne faisons pas de choix en le laissant à l’assemblée est un sophisme : choix est fait de proposer deux options aux participants. Ce sophisme dénoncé, nous pouvons donc réfléchir à la pertinence et à la possibilité de proposer deux éléments plutôt qu’un seul.
Cette question étant posée, n’y a-t-il pas des arguments forts dans l’institution du Seigneur reçue des apôtres pour ne pas perdre l’unité de l’élément ? Ne doit-on pas dire par le geste : un seul sacrifice, un seul sang, signifié par une seule coupe de la nouvelle alliance pour laquelle Jésus dit « buvez en tous » ?
J’ai entendu ces arguments lorsqu’il était question de passer de la coupe aux gobelets… arguments réfutés par l’affirmation (recevable) que la boisson avait la même provenance. Mais lorsque l’un est issu d’une coopérative fruitière et l’autre d’un domaine viticole, peut-on encore parler d’unicité d’élément ? Peut-on continuer à signifier une seule coupe de la nouvelle alliance scellée par le seul sang de Jésus ?
Peut-être que certains me trouveront quelque peu tatillon… « ce qui importe c’est l’unité de cœur, pas qu’on ait le même breuvage dans nos bouches » me direz-vous. Depuis la Réforme, les protestants affirment que la convenable administration des sacrements est un des éléments qui définit l’Église2 ! Il est alors légitime de se poser la question d’une pratique correcte. Or, quelle que soit notre sacramentologie, la question du signifié dans le sacrement est fondamentale. S’il y donc un lieu où ces questions de la signification des gestes est essentielle, c’est précisément sur les sacrements ! Car pour être signe visible d’une grâce invisible3, il faut que le geste de ce sacrement signifie cette réalité de l’unicité du sang du Christ, de l’unité des croyants au bénéfice de ce même sacrifice. Je crains que, sans y avoir vraiment réfléchi, nous ayons fait perdre ce sens au signe en proposant deux éléments.
Peut-on continuer à signifier une seule coupe de la nouvelle alliance scellée par le seul sang de Jésus en proposant deux boissons différentes à la cène ?
Pour le moment, le choix entre différents pains est une pratique qui me semble bien moins établie. Cependant j’ai eu une intéressante discussion avec un collègue qui prévoyait de mettre deux morceaux de pains sans gluten sur le bord du plateau destinés à deux personnes intolérantes de son assemblée… Après avoir écarté les arguments du prix et du goût face à celui de l’unicité de l’élément, il a décidé d’utiliser du pain sans gluten pour tous.
Perdre l’unicité de l’élément, c’est perdre un sens de l’unité dans le signe ! Un sens qui me parait plus important que la question de la présence d’alcool ou non dans la boisson. Si cet argument n’est pas décisif, il reste cependant un élément à opposer à l’option du compromis.
Plus que la question sacramentelle que je viens d’évoquer, je me pose surtout la question du message implicite que nous transmettons. En tant que communauté, en laissant le choix de la boisson, que disons-nous ? Alors que ce sacrement doit manifester notre unité, qu’il est le lieu même de la communion communautaire, voila qu’une préférence personnelle s’exprime… Et cela est encore plus évident lorsque dans nos Églises nous avons le choix entre un petit gobelet et la coupe. De plus, comme pour Annie, cela crée un régime d’exception qui questionne : « pourquoi certains boivent à la coupe ? ». En proposant ce choix à chacun, je crains que la signification de la même grâce donnée à tous ne s’étiole.
En donnant ces options, nous proposons une « offre » différenciée en fonction des préférences. Les communiants, deviennent consommateurs puisqu’ils choisissent l’offre qui correspond à leurs attentes ! Ne propose-t-on pas, sans y prendre garde, une cène « à la carte » où chacun compose son menu ?
Les communiants, deviennent consommateurs puisqu’ils choisissent l’offre qui correspond à leurs attentes !
Une forme de consumérisme ecclésial est souvent dénoncée, à raison. Notamment lorsque les activités d’Église sont vécues comme des prestations de services par certains. Mais cet esprit de consommation n’a-t-il pas aussi affecté la cène ?
N’est-ce pas là une manifestation de l’individualisme ambiant ?
Le libre consentement des membres est important dans l’ecclésiologie professante congrégationaliste. Cependant, il ne faut pas en rester là. Nous sommes appelés à vivre une unité et une soumission les uns aux autres. L’Église n’est pas juste un libre rassemblement de croyants, comme si nous étions chacun face à Dieu, côte à côte. Nous sommes rassemblés tous ensemble, en unité, devant Dieu par un même Seigneur qui fait alliance avec un peuple.4
Or, je crains que le message implicite transmis en proposant ce choix, soit que la « liberté » personnelle de chacun prime sur la communion choisie et assumée par tous à laquelle nous sommes appelés.
En écoutant les uns et les autres en faveur du vin ou du jus, de la coupe ou des gobelets, je n’ai pas souvent entendu d’arguments communautaires. Je constate que chacun souhaite que la communauté opte pour ses préférences. Bien souvent, nous dogmatisons celles-ci, alors qu’elles ne sont qu’habitudes, traditions ou, le plus souvent, affaire de goût !
À chercher à satisfaire chacun, on perd l’importance d’aboutir à une décision commune que tous assument et qui manifeste l’unité du corps du Christ.
Comment faire évoluer une pratique si bien établie dans l’Église ? Semper reformanda ! Il est toujours légitime de porter un regard critique sur nos pratiques liturgiques rodées par l’habitude et la répétition.
Il faut dénoncer le sophisme du compromis : plusieurs options au moment de la cène n’est pas un consensus mais un choix signifiant et significatif qu’on ne veut pas prendre à la légère.
Le choix doit alors être un vrai consensus assumé par tous. Il faut faire ici attention à une forme de dictature de la majorité : ce n’est pas un vote pour savoir ce que chacun préfère ! Chaque argument doit être écouté en évaluant leur importance : comme pour le pain sans gluten, les arguments du goût et du prix sont recevables, mais ils ont moins de poids que la volonté de manifester l’unité du corps du Seigneur. Beaucoup d’arguments pragmatiques sont à considérer sérieusement (stockage, prix, distribution, etc.). Il est donc important de hiérarchiser les arguments et de demander aux personnes d’être lucides sur leurs raisons profondes pour ne pas cacher leurs préférences personnelles dans des argumentations théologiques ad hoc. Concernant l’alcoolisme, si l’argument de la protection des plus faibles est retenu, alors il ne faut pas faire passer d’alcool du tout, pour ne pas tenter inutilement un ancien alcoolique.
Passer du compromis au consensus permet de vivre une unité communautaire qui transcende nos préférences personnelles. C’est, à mon sens, ce que nous sommes appelés à faire en Église. C’est donc ce que nous devons manifester dans ce haut lieu de notre communion et de notre unité qu’est le repas institué par notre Seigneur.
« l’Église dans tous ses états », une rubrique en partenariat avec Les Cahiers de l’École Pastorale
Les Cahiers de l’École Pastorale est une revue trimestrielle de théologie pratique et pastorale. À travers des articles de fond, des prédications et des présentations de livres, elle oeuvre à faire des ponts entre la théologie et la vie des Églises. Son but est d’encourager les pasteurs, les responsables d’Église et plus largement les chrétiens engagés dans un ministère, à penser et approfondir leur foi et leur pratique au sein de leurs Églises.
Pour en savoir plus et vous abonner : https://www.croirepublications.com/cahiers-ecole-pastorale
1 Alain Nisus, « Cène », dans Christophe Paya et Bernard Huck (sous dir.), Dictionnaire de Théologie Pratique, Excelsis, 2018, p. 171
2 Confession d’Augsbourg, 1530, Art.7 : « Elle est l’Assemblée de tous les croyants parmi lesquels l’Evangile est enseigné en pureté et où les Saints Sacrements sont administrés conformément à l’Evangile. ». Calvin le reprend en 1536, IRC IV.1.9 : « Car partout où nous voyons la Parole de Dieu estre purement preschée et escoutée, les Sacremens estre administrez selon l’institution de Christ, là il ne faut douter nullement qu’il n’y ait Eglise »
3 A minima, les protestants suivent pour la plupart cette définition augustinienne.
4 Voir Paul S. Fiddes, « Baptist Concepts of the Church and their Antecedents », dans Paul Avis (sous dir.), Oxford Handbook on Ecclesiology, Oxford, Oxford University Press, 2018, p. 295 : « Bien qu’il soit essentiel que la foi soit volontaire, en réponse à la grâce initiatrice de Dieu, l’Église n’est pas considérée comme une société simplement volontaire, car elle se rassemble dans l’obéissance au Christ en tant que contractant d’alliance ; elle est “rassemblée” dans le sens d’être recueillie par le Christ. Selon la deuxième confession de Londres, le Christ est “le Chef de l’Église ; en lui est investi, par le décret du Père, tout pouvoir pour l’appel, l’institution, l’ordre et le gouvernement de l’Église d’une manière suprême et souveraine”, et il “appelle en dehors du monde et à lui-même, […] ceux que son Père lui a donnés” (Confession 1677, [Ch.26]) ». (Traduit de l’anglais)
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