Je réfléchis à cet appel de l’apôtre Pierre : « Honorez tout le monde, aimez les frères » (1 P 2.17). Honorer consiste à élever, à révéler la valeur. Mon regard sur tout homme, quel qu’il soit, devrait lui révéler qu’il a plus de valeur qu’il ne le pense car il a été créé à l’image de Dieu, qu’il le sache ou pas, qu’il le veuille ou pas. Ce regard sera, le cas échéant, accompagné de gestes, selon que Dieu le montrera. Le verbe aimer, on le voit, appartient à la sphère fraternelle[1]. Il s’agit d’un amour de communion.
L’unique souci des apôtres, c’est la communauté chrétienne : son unité, sa sainteté, sa croissance. Avaient-ils pour autant une vue étroite ? Leur horizon n’était-il pas vaste ? Quand Jésus demande à ses disciples de « s’aimer les uns les autres comme il les a aimés » (Jn 13.34), cela concerne les disciples[2]. A l’exclusion des autres ? Je dirais oui, avant de corriger.
Oui, car cet exclusivisme, en un sens, dit l’Évangile : « c’est à cela que tous verront que vous êtes mes disciples » (13.35). Ce n’est donc pas au détriment des autres : c’est pour leur démontrer que l’Évangile n’est pas seulement un beau discours philanthropique, mais qu’il se démontre d’une manière singulière, en lien avec une espérance précise. En lien aussi avec une communauté, l’Église comme assemblée eschatologique.
On sait que certains gouvernements (le gouvernement français, particulièrement) stigmatisent le communautarisme et le considèrent comme un danger (ce qui est à mes yeux le signe d’une frilosité ou d’une fragilité de l’État). Allons-nous diluer pour autant la dimension de communauté fraternelle telle que nous l’enseigne l’Écriture ? Allons-nous accommoder la notion de fraternité à toutes les sauces, comme on l’a vu faire ces derniers temps ? Ce serait nier l’Évangile. La ‘constitutionnalisation’ du principe de fraternité[3] est, à première vue, une belle idée. Sauf si elle regarde comme suspecte la fraternité en Christ, avec ses implications significatives. D’autres ont été persécutés pour cela. Les Huguenots par exemple, ont été persécuté par Louis XIV parce qu’ils étaient censés menacer l’unité du Royaume. Ces mêmes Huguenots, pourtant, souhaitaient être des sujets loyaux et la prééminence du Dieu de la Bible n’était pas subversive à leurs yeux. Est-il possible d’affirmer la prééminence de Dieu (même si l’Islam intégriste rend une telle affirmation suspecte) tout en étant un citoyen respectueux des lois de la République ? La réponse est oui, bien que ce ne soit pas toujours aisé.
J’ai dit qu’il fallait corriger ce que l’exclusivisme propre à la communauté chrétienne pouvait avoir de dangereux (isolement, esprit de club…). Bien sûr ! Comme on le voit dans l’Évangile : il y a une porte ouverte, étroite sans doute mais ouverte, qui a pour nom Jésus-Christ. La présence des mages d’Orient à la crèche, celle du centenier ou de la femme syro-phénicienne qui supplient Jésus, celle du Samaritain qui rend grâce à Dieu, le montrent. Pourront entrer tous ceux que Dieu appellera (Ac 2.39). Ce n’est pas à nous de choisir. Ce n’est pas à nous, non plus, d’user de stratagèmes pour attirer, à la manière d’une entreprise qui veut grandir. Mais c’est à nous de gérer. En respectant, par exemple, l’ordre de priorité : couple (pour ceux qui sont mariés), famille (pour ceux qui en ont une), église. Sans oublier la cité. « Pendant que nous en avons l’occasion, pratiquons le bien envers tous, et surtout envers les frères en la foi. » (Ga 6.10).
Dans ce sens, je dirais qu’il est urgent de rendre au diaconat sa vocation propre qui consiste notamment à assister les membres vulnérables de l’Église (Ac 6.1ss ; 2 Co 9.1, 12), de telle sorte que la communion ne soit pas altérée (1 Co 12.26). La notion d’édification autour de la personne de Christ implique que ceux qui sont au bénéfice du soutien diaconal soient les mêmes que ceux qui sont au bénéfice du soutien pastoral (pasteurs, anciens). C’est la cohérence des ministères centrés sur Christ. Aujourd’hui, beaucoup de ‘diaconats’ sont devenus des œuvres sociales : la vocation première s’est perdue.
Je pense à la question que pose Jay Adams : « Votre prédication est-elle chrétienne ? Si le sermon que vous prêchez convient aux membres d’une synagogue juive ou d’une communauté unitarienne, cela pose un vrai problème »[4] . D’autres que les chrétiens se soucient des pauvres, dans des approches diverses, religieuses ou pas, parfois remarquables. Faute de fondements théologiques solides, les risques d’amalgame, de confusion, de syncrétisme, sont considérables. On peut le voir et l’entendre tous les jours.
Dans Vivre en disciple et De la vie communautaire, Dietrich Bonhoeffer entend résister à l’emprise d’un régime totalitaire qui cherche à dénaturer l’Évangile et à une Église divisée à ce sujet. Quelle actualité ! Face à ce double péril, il souligne ce que signifie suivre le Christ en tant que disciple (Nachfolge), et aussi l’importance de la communauté chrétienne comme communion des saints. Sur ce dernier point, il rappelle que cette Église-communauté est tout à la fois présente et visible dans ce monde et en rupture avec lui. Je le cite : « Pour l’amour de son frère chrétien, quiconque appartient au corps du Christ renoncera à toute autre communion dans le monde, car il est au service de la communion du corps du Christ »[5]. La singularité de l’Évangile demande que cela soit rappelé. Tenons-nous à la règle du Seigneur.
[1] Strictement parlant, je ne vois pas dans l’Écriture qu’il soit écrit que Dieu aime tous les hommes comme ses enfants. Pas même en Jean 3.16. Je vois que Dieu prend patience, use de bonté et même de largesses, etc. Mais son amour, c’est autre chose : c’est un amour électif qui se définit en Christ pour ceux qui sont en Christ. Cette question de fond mérite d’être davantage étudiée, bien sûr, de même que la manière correcte de la formuler.
[2] Je crois que le ‘comme’, ici, n’implique pas d’abord un principe d’imitation, mais un principe de continuité. En d’autres termes, Jésus demande à ses disciples de s’aimer les uns les autres de l’amour dont ils ont été aimés. C’est d’abord vertical !
[3] Décision du Conseil constitutionnel du 6 juillet 2018.
[4] Preaching with Purpose, p. 147.
[5] Vivre en disciple (Le prix de la grâce), Labor et Fides, 2009, p. 218.
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