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La « grâce commune », école d’un humble et joyeux discernement

À l’heure où les médias mettent cruellement en lumière les dérives morales ou politiques dans diverses dénominations chrétiennes, il n’est pas inutile de se rappeler une fois de plus que les disciples de Jésus ne sont pas exempts des écarts les plus honteux par rapport à la foi qu’ils confessent. Le péché qui leur est pardonné en Christ n’est pas (encore) étranger à leur vie, et peut prendre des proportions tragiques s’il ne fait pas l’objet d’une veille et d’une lutte permanente.

Symétriquement, ils ne peuvent que constater qu’il ne leur a pas été donné le monopole du vrai, du bon et du beau, puisqu’on en trouve de belles traces ailleurs, d’une manière qui peut et doit interpeller les chrétiens : expression d’un amour désintéressé, souci sincère de justice, manifestation de vertus qui peuvent parfois nous faire rougir, pensée juste, profonde ou pertinente… C’est un lieu commun de dire que si les chrétiens se savent au bénéfice du pardon et du salut, la ligne de démarcation entre bien et mal ne départage pas les chrétiens, d’un côté, et les autres humains, de l’autre.

La notion de « grâce commune » me semble alors utile pour exercer le discernement qui s’impose, permettant d’éviter les partis-pris trop hâtifs.

Il n’a pas été donné aux chrétiens le monopole du vrai, du bon et du beau, puisqu’on en trouve de belles traces ailleurs, d’une manière qui peut et doit interpeller les chrétiens

L’idée de grâce commune

L’idée de « grâce commune » part simplement du fait que si le péché touche tous les hommes sans exception (sauf le Christ), et tout l’homme (toutes ses facultés), et que s’il montre régulièrement son pouvoir toxique à tous les niveaux, il faut également reconnaître que son intensité est variable, et qu’il ne paralyse pas la vie des hommes au point de la rendre impossible.

Le pécheur, même s’il refuse toute idée de Dieu, reste capable de belles choses, de beaux actes et de belles pensées. Et le péché n’exerce pas toute sa puissance de nuisance parce que dans sa bonté, Dieu y met, très volontairement, un frein. Mais suffit-il de dire que Dieu « limite » la capacité destructrice du péché pour rendre compte de la présence du bien, du bon ou du vrai dans une humanité déchue où rien n’est resté indemne du péché ?

On associe souvent la notion de « grâce commune » avec le nom d’Abraham Kuyper, un personnage un peu « hors-catégorie » : ce néerlandais, pasteur théologien calviniste, était un penseur original mais aussi un homme politique de premier plan dans son pays, au tournant du XXe siècle. Kuyper, pour sa part, fait remonter la notion à Jean Calvin, en particulier à l’Institution de la Religion Chrétienne (IRC, II, 2 & 3), où il en trouve une présentation embryonnaire. Kuyper est connu pour avoir affirmé que rien, dans le monde, n’échappait à la seigneurie de Christ… Et donc, pas même la pensée et l’action de ceux qui l’ignorent et la refusent.

Rien, dans le monde, n’échappe à la seigneurie de Christ… Et donc, pas même la pensée et l’action de ceux qui l’ignorent et la refusent

Si l’idée de providence implique déjà que Dieu donne de bonnes choses à tous les hommes et accorde librement des capacités diverses aux uns et aux autres, celle de grâce commune fait un pas de plus. Dieu conduit les hommes, chrétiens ou non, en accordant une grâce particulière (non salvifique) leur permettant de produire et penser, à partir de leur facultés – et certes de façon mélangée – des choses justes, bonnes et vraies, contribuant valablement à la culture de la commune humanité. La seigneurie de Christ lui permet de revendiquer légitimement comme siennes toutes ces belles réalisations, et, invite alors son peuple à les discerner et les faire fructifier dans le cadre du plan de Dieu pour sa création.

Dieu conduit les hommes, chrétiens ou non, en accordant une grâce particulière (non salvifique) leur permettant de produire et penser, à partir de leur facultés – et certes de façon mélangée – des choses justes, bonnes et vraies

L’intérêt de la notion

Cette notion me paraît extrêmement utile, dans une toute première approche, pour exercer le discernement chrétien. Il est certainement utile de promouvoir et encourager le développement de pensées proprement chrétiennes, ou de « visions du monde » chrétiennes, ancrées dans l’Écriture et fondées en Christ. Mais il est illusoire de penser que, puisque le penseur chrétien a reçu l’Esprit de Dieu, ou que, puisque l’Écriture est « suffisante » (un attribut important de la doctrine Réformée de l’Écriture), il pourrait simplement se passer de (ou rejeter) l’apport de la pensée de non-chrétiens, ou même d’athées.

D’ailleurs, les chrétiens étant dans le monde, une telle pensée « purement chrétienne », « déconnectée », n’existe pas. Il n’est pas raisonnable de rejeter a priori une œuvre ou une pensée parce qu’elle a été développée par un non-croyant.

La seigneurie de Christ s’étend à tout ce que notre humanité produit, et exige donc de la part des chrétiens un discernement beaucoup plus fin et nuancé. Un des caractères marquants de Christ, notre Seigneur, est son humilité. Le peuple qui lui a prêté allégeance et qui se revendique de lui est donc amené à exercer cette vertu (entre autres), en reconnaissant chez « l’autre » des qualités et des contributions utiles à notre commune humanité.

La seigneurie de Christ s’étend à tout ce que notre humanité produit, et exige donc de la part des chrétiens un discernement beaucoup plus fin et nuancé

D’autre part, la grâce commune peut suggérer une méthode dans l’approche et l’évaluation de travaux ou de pensées non-chrétiennes. Plutôt que de chercher a priori des différences par rapport à la confession chrétienne, ou des erreurs, il peut être utile de commencer par chercher à comprendre, y compris dans ce qui nous paraît problématique, la part de vérité que l’auteur, le penseur ou l’artiste a pu découvrir, et qui, à la lumière de Christ, peut nous éclairer en dévoilant un impensé de l’héritage chrétien, ou un point perfectible de notre compréhension chrétienne du monde.

La grâce commune nous permet alors d’accueillir, sans naïveté, mais avec sagesse et bonheur les apports des travaux scientifiques, la contribution des sciences de l’homme (psychologie, sociologie, histoire, etc.) ou encore certaines contributions particulières des traditions philosophiques, voire religieuses.

Grâce commune et projet de Dieu pour l’humanité

Kuyper renvoyait la notion de grâce commune à la création et à l’eschatologie. Il a accordé une grande importance à ce qui a été appelé le « mandat culturel » (Gn 1.28), l’ordre divin de remplir la terre et de la soumettre. Il y voyait un véritable mandat donné à l’homme pour utiliser ses capacités et développer son intelligence. Or ce mandat, correspondant au projet de Dieu pour l’humanité, n’a pas été abandonné lors de la chute.

Or ce mandat, correspondant au projet de Dieu pour l’humanité, n’a pas été abandonné lors de la chute.

Dieu mène son projet qui a pour origine, centre et finalité Jésus-Christ. S’appuyant par exemple sur le texte d’Ap 21.24-26, Kuyper soulignait que tout ce que l’homme a produit de bon serait « racheté » à la consommation des temps pour être « intégré » au Royaume de Dieu. Ainsi, l’histoire humaine, malgré la chute, malgré ses absurdités, ne restera pas le seul récit de l’inconsistante errance d’une humanité dont le souvenir pourrait être effacée sans dommage. En Christ, par la volonté de Dieu, et par l’action de l’Esprit dans le monde, cette histoire cabossée porte en elle de belles réalisations qui, purifiées, rejailliront dans le monde à venir

Pour aller plus loin

  • Richard J Mouw, He shines in all that’s fair : culture and common grace, Grand Rapids, Eerdmans, 2002
  • Richard J Mouw, La culture et le monde à venir, Méry-sur-Oise, Sator, 1999 (sur l’aspect eschatologique)
  • Abraham Kuyper, Common grace : God’s gifts for a fallen world. Volume 1, The historical section, Bellingham, Lexham Press, 2016. Voir en particulier l’introduction de Richard J. Mouw, « A Comprehensive Theology of « Commonness » »
  • La présentation d’Abraham Kuyper en français sur wikipedia:https://fr.wikipedia.org/wiki/Abraham_Kuyper

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Après un parcours d’économiste, il s’est réorienté vers la théologie. Pasteur des CAEF, il est à présent Professeur assistant en théologie dogmatique à la FLTE. Jacques est marié et père de deux enfants.

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