Doctrine

Le kaléidoscope de l’œuvre de la croix (1) : la richesse biblique

C’est peu dire que d’affirmer que l’événement de la croix présente un caractère central pour la foi chrétienne. Il appartient au cœur de l’Évangile, même s’il ne se comprend que dans le cadre plus large de la naissance, de la vie et du ministère de Jésus, tout comme de la résurrection et de l’ascension qui l’ont suivi. On doit même affirmer que la croix constitue le moment de basculement de la grande histoire non seulement du peuple d’Israël, mais aussi du monde, ouvrant à une compréhension nouvelle de l’action de Dieu dans la création telle que nous la raconte l’ensemble du récit biblique. Mais comment la justice et le salut peuvent-ils venir du supplice d’un homme cloué sur le bois, il y a deux mille ans, sur une montagne près de Jérusalem, et suite à un procès qui avait tout d’un déni de justice ? Dans cet article, nous proposons un regard d’ensemble sur les diverses formulations bibliques et leur contribution à la compréhension de l’œuvre de la croix, qui nous amènera à nous interroger sur la manière dont il convient d’élaborer la doctrine de la rédemption.

Les multiples motifs

Pour rendre compte de ce qui s’est passé à la croix entre Dieu et les hommes, l’Écriture utilise différents « motifs » tirés à la fois de l’expérience commune des lecteurs et surtout de cette grande histoire de Dieu avec les hommes. Ce sont des métaphores qui permettent de comprendre l’œuvre unique et incomparable de la croix à l’aide d’images issues des catégories et de l’histoire biblique. Ainsi, le thème du rachat (rédemption) renvoie par exemple autant à l’exode, où Dieu délivre les hébreux pour les constituer en « nation sainte » (Ex 19.4-6), qu’à l’affranchissement des esclaves dans le monde gréco-romain. Le thème de l’offrande (Ep 5.1), du sacrifice (Hé 10.12) et de l’expiation (Hé 2.17 ; Rm 3.25 ; 1 Jn 2.2) est bien sûr tiré des dispositions que Dieu a donné à son peuple par l’intermédiaire de Moïse dans le cadre de l’alliance du Sinaï qui donnait le cadre de la relation du peuple avec Dieu. Ce motif constituait une culture partagée dans le judaïsme du premier siècle tout en permettant certains échos – limités, et nécessitant d’être corrigés – à d’autres formes de culte. La croix est également, de façon paradoxale, présentée comme une victoire sur le péché, sur le monde ou sur le diable (Col 2.15). On pourrait encore développer les motifs de la réconciliation ou du pardon.

L’Écriture utilise différents « motifs » tirés à la fois de l’expérience commune des lecteurs et surtout de cette grande histoire de Dieu avec les hommes.

Des motifs distincts

Il faut noter et prendre en compte la richesse de chaque motif, mais aussi l’aspect distinct qu’il met en lumière sous la plume des auteurs bibliques. Le thème du rachat et de la rançon peut par exemple servir à souligner ce qu’il en a coûté de racheter l’homme esclave du péché (1 Co 7.23). Le thème de la victoire de Christ exprime le caractère définitif de la délivrance acquise à la croix, et le triomphe irréversible de Celui que nous appelons Seigneur (Col 2.15 ; voir Jn 19.30). Le thème de l’expiation rappelle que le péché entraîne la mort (voir Rm 5 ; 6.23), une mort figurativement transférée dans l’ancienne alliance sur la victime expiatoire, et réellement assumée par Jésus pour et à la place de son peuple (Hé 9.22s). Ces motifs, selon la réalité à laquelle ils renvoient, invitent donc à discerner comment chacun contribue à la compréhension de l’œuvre de la croix par son apport distinctif.

Il faut noter et prendre en compte la richesse de chaque motif, mais aussi l’aspect distinct qu’il met en lumière sous la plume des auteurs bibliques.

Des motifs entrelacés

En même temps, plusieurs textes du Nouveau Testament n’hésitent pas à associer ces motifs, jonglant entre eux dans un même propos. Par exemple, le texte de Romains 3.23-25 parle de délivrance, d’expiation, de justice, de châtiment… Il convient donc de distinguer ces différents langages pour mettre en lumière leurs aspects distincts, mais aussi de les articuler. S’il a été nécessaire de recourir à plusieurs motifs, c’est que la mort de Celui qui est l’accomplissement de la Loi, la récapitulation de toute chose et le Seigneur de gloire dépasse ce que chacun d’entre eux, et même ce que toutes ces métaphores réunies peuvent en dire. Néanmoins, l’articulation entre les différents motifs permet de les organiser en une sorte de mosaïque qui, sans être exhaustive, offre une compréhension significative et équilibrée de l’œuvre de la croix.

S’il a été nécessaire de recourir à plusieurs motifs, c’est que la mort de [Jésus-Christ] dépasse ce que chacun d’entre eux, et même ce que toutes ces métaphores réunies peuvent en dire.

Des images, une seule (théo-)logique ?

Le recul de l’histoire est intéressant à cet égard. Les Pères de l’Église ont pu utiliser l’un ou l’autre de ces motifs bibliques. Toutefois, durant les premiers siècles, le thème de la délivrance a été particulièrement sollicité dans un monde païen hanté par la peur des esprits et peuplés de multiples dieux qu’il convenait de ménager. La compréhension et l’explication de l’œuvre de la croix a en effet nécessairement un caractère contextuel, et les explications plus systématiques élaborées depuis saint Anselme de Cantorbéry (XIe siècle) montrent des affinités avec la culture dans laquelle elles ont été pensées (le rapport féodal seigneur-vassal, le droit romain, etc). Ces modèles théologiques plus systématiques tendent d’ailleurs à privilégier un aspect, ou un motif, pour le constituer en une (théo-) logique qui gouvernerait l’ensemble des données scripturaires. Il est donc probablement judicieux de considérer les élaborations doctrinales sur la mort de Christ non comme des formulations définitives, mais comme des ressources théologiques précieuses pour penser la réalité dont elles veulent rendre compte et la formuler aujourd’hui.

Il est probablement judicieux de considérer les élaborations doctrinales sur la mort de Christ non comme des formulations définitives, mais comme des ressources théologiques précieuses pour penser la réalité dont elles veulent rendre compte et la formuler aujourd’hui

La croix, victoire de Christ et bataille de chrétiens ?

En revanche, en respectant le caractère kaléidoscopique des données scripturaires, on peut à la fois apprécier ce que chaque approche éclaire de l’œuvre de la croix, tout en la resituant par rapport aux autres en fonction de la grande histoire de Jésus-Christ qui va de la Genèse à l’Apocalypse. Il s’agit alors plutôt d’organiser les aspects, les dimensions de la croix qu’évoquent, de façon distincte et entrelacée, les motifs bibliques. Une telle approche peut permettre de sortir des impasses du « ou bien … ou bien » qu’affectionnent certes certains amateurs de théologie populaire, mais tendant à créer des polémiques artificielles et stériles : Êtes-vous plutôt « christus victor », insistant sur la victoire de la croix, ou « substitution pénale », soulignant le châtiment assumé par Jésus pour les siens ? Dans les travaux récents, on constate une nette atténuation de cette simple opposition entre les modèles, mais de nombreuses contributions cherchent néanmoins à démontrer – non sans arguments ! – que l’un des motifs bibliques est prioritaire et, en quelque sorte, « gouverne » tous les autres. Ne serait-il pourtant pas plus raisonnable, pour respecter la distinction et l’articulation entre chaque motif, de discerner de façon transversale les quelques aspects fondamentaux qu’une théologie équilibrée doit intégrer ? Une hypothèse que nous explorerons dans la seconde partie de l’article.

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Après un parcours d’économiste, il s’est réorienté vers la théologie. Pasteur des CAEF, il est à présent Professeur assistant en théologie dogmatique à la FLTE. Jacques est marié et père de deux enfants.

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