Il y a 40 ans, on annonçait que le désert reverdissait en Israël, signe de l’accomplissement des prophéties, grâce à des techniques d’irrigations performantes que j’ai pu voir de près lors d’un séjour de trois mois dans un kibboutz. Plus tard, visitant la Syrie voisine pendant plusieurs semaines, j’ai observé les mêmes techniques mises en œuvre et les mêmes cultures, dans un environnement désertique similaire à quelques dizaines de kilomètres de distance. Ma compréhension des prophéties liées à l’État d’Israël en a été ébranlée…
Les tenants de positions sionistes chrétiennes argumentent pour l’essentiel à partir des prophéties de l’Ancien Testament. Selon eux, l’État d’Israël, depuis 1948 et 1967, est l’accomplissement de ces textes anciens annonçant le retour d’Israël sur sa terre. La question herméneutique qu’il faut poser est la suivante : qu’en ont dit Jésus et les auteurs du Nouveau Testament ?
Puisque l’existence de l’État d’Israël implique forcément une dimension territoriale, il faut se demander en particulier ce que le Nouveau Testament dit ou ne dit pas à ce sujet, concernant les trois marqueurs territoriaux de l’identité juive du premier siècle que sont la terre, Jérusalem et le temple.
À propos de la terre, les évangiles ne présentent jamais Jésus préoccupé par la question de l’indépendance politique de son pays, mais plutôt par la justice du Royaume de Dieu. Cette dernière catégorie redéfinit la promesse relative à la terre, dans le sens d’une universalisation. Ainsi, la prière-modèle de Jésus demande au Père : « Que ton règne vienne sur la terre [et non en Israël] comme au ciel » (Mt 6.10).
De même, dans les épîtres, la terre désigne souvent l’ensemble de la terre habitée (Abraham est dit héritier du monde et non de la terre d’Israël, voir Rm 4.13) ; parfois, la thématique de la terre sert à décrire la situation du croyant en Christ (le repos de la terre promise, voir Hé 4.8-11) ou on évoque la bénédiction d’être « en Christ » plutôt que « dans le pays » ; le livre de l’Apocalypse recourt à l’image de la terre pour désigner le monde nouveau attendu (Ap 21.1, « un ciel nouveau et une terre nouvelle »).
Dans les évangiles, Jérusalem est présentée comme le lieu de la passion, de la mort et de la résurrection de Jésus (Lc 18.31). Ailleurs, Jésus annonce la chute et la destruction de Jérusalem (Lc 13.35-35 par ex.). Dans l’évangile de Jean, Jésus désacralise Jérusalem comme lieu de culte et spiritualise l’adoration du Père, possible en tout lieu (Jn 4.21-24). Le texte de Luc 21.24 (« Jérusalem sera foulée aux pieds par les nations, jusqu’à ce que les temps des nations soient accomplis ») ne doit pas être compris comme l’annonce d’une restauration de Jérusalem, car dans ce cas les deux membres de la phrase disent la même chose (tautologie) ! « Le temps des nations » annonce le jugement final sur les nations dans la logique du jugement des nations dans l’Ancien Testament (voir Jr 27.6-7 ; Éz 30.3).
Dans les épîtres, Paul oppose la Jérusalem terrestre (associée à Hagar !) à la Jérusalem d’en haut (Ga 4.25-26), « notre mère ». Ailleurs, Paul décrit le salut d’Israël venant de Sion par Jésus et non pour Sion (à la différence de la prophétie d’És 59.20 qu’il cite dans Rm 11.26-27). L’épître aux Hébreux relativise la cité terrestre au profit de la cité céleste (Hé 1.22) et le livre de l’Apocalypse invite à mettre son espérance dans la Jérusalem qui descend du ciel (Ap 3.12 ; 21.2). Chez les apôtres, cette spiritualisation de Jérusalem désigne soit l’Église, soit l’espace où Dieu règne, soit une figure du monde nouveau.
Dans les évangiles, Jésus annonce la destruction du temple (Mc 13.1-2), se positionne au-dessus du temple (Mt 12.6) et se présente lui-même comme le temple (Jn 2.19-22). Il incarne donc dans sa personne et son œuvre la signification théologique du temple.
Dans les épîtres de Paul, l’image du temple est appliquée à la communauté chrétienne (1Co 3.16-17, comme le fait Pierre aussi, voir 1P 2.5 ; 4.17) et au croyant individuel (1Co 6.19-20) ; ainsi, l’Église accomplit la théologie juive du temple. L’épître aux Hébreux développe largement le contraste entre la tente et le sanctuaire véritable qui se situe au ciel (Hé 8-9). Dans le livre de l’Apocalypse, la perspective ultime de la présence de Dieu et de l’Agneau dispense tout simplement de tout temple (Ap 21.22) !
Au total, il apparaît que les auteurs du Nouveau Testament ont réinterprété les trois marqueurs territoriaux juifs en fonction de l’événement Jésus. La terre d’Israël, la ville physique de Jérusalem et son temple ne font nulle part l’objet d’un attachement et d’un espoir de libération ou de restauration théologiquement fondés. Au contraire, les apôtres ont procédé par relativisation, désacralisation, spiritualisation, « typologisation », « ecclésiologisation », universalisation, « eschatologisation » des marqueurs territoriaux.
À la suite d’un Messie qui ne correspondait pas aux attentes nationalistes de son époque, les auteurs du Nouveau Testament ont compris qu’il avait enclenché l’accomplissement des prophéties territoriales, comme il l’a fait en ce qui concerne la Loi ou le culte sacrificiel.
Il est donc problématique de passer des prophéties de l’Ancien Testament au 20e ou au 21e siècle, sans prendre en compte comment le Nouveau Testament a puisé dans les prophéties territoriales pour y faire apparaître l’accomplissement et le neuf apportés par le Messie. Il en va de la messianité de Jésus, d’une herméneutique proprement chrétienne et de la logique du Royaume transnational, signe de la création restaurée.
Michel Sommer, « Israël et les prophéties relatives à la terre, à Jérusalem, au temple – Herméneutique néotestamentaire et anabaptiste », dans Neal Blough (sous dir.), De l’Écriture à la communauté de disciples, Perspectives anabaptistes, Excelsis, 2016, p. 235-302.
Crédit photo : he:משתמש:Im-tirzu via Wikimedia Commons
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