Peut-on s’exprimer avec autorité en théologie lorsqu’on a fait des études de philosophie, mais pas de théologie ? Peut-on s’exprimer avec autorité en psychologie lorsqu’on a fait des études de théologie, mais pas de psychologie ? Etc.

Le problème

Je suis souvent frappé de l’audace avec lequel certains se posent en spécialistes de sujets pour lesquels ils n’ont aucune formation (ou une formation très limitée). Un grand nombre de domaines semble touché, mais la dynamique générale ressemble toujours à celle-ci. Marc est spécialiste dans un domaine, disons qu’il est juriste. Mais il se passionne pour un sujet en dehors de son champ professionnel et d’études. Disons qu’il se passionne pour la biologie et les théories de l’évolution. Pour tout un tas de raison qui lui sont propres, il pense pouvoir se positionner en spécialiste sur des sujets qui ont trait à sa passion, en vertu des compétences techniques qui sont les siennes dans son champ professionnel (méthodologie, etc.). Marc va ainsi écrire des livres et tenir des conférences, se positionnant en bon vulgarisateur, contre les théories de l’évolution (toute ressemblance avec des faits réels n’est pas fortuite).

Que ce soit dit clairement : je pense que ce genre de phénomène est une bonne chose en soi (voir plus bas, « Ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain »). Ce qui me pose question en revanche, c’est l’aplomb avec lequel les uns et les autres peuvent affirmer des choses en dehors de leur domaine de compétence, sans faire l’effort d’un véritable dialogue avec celles et ceux qui travaillent le sujet depuis de nombreuses années (dialogue verbal ; ou ne serait-ce même que par la lecture d’auteurs autorisés).

Je remarque aussi que les théologiens et les pasteurs ne sont pas exempts (moi compris) de cet orgueil des sachants. Le fait d’avoir fait des études de théologie, et donc d’avoir, par exemple, développé une certaine vision du monde et de l’être humain peut parfois donner l’illusion que l’on peut rivaliser avec les psychiatres pour accompagner les personnes, ou encore énoncer de grandes théories sociologiques sur l’actualité, etc. Dans le cas des pasteurs, le phénomène est peut-être davantage favorisé par les exigences d’une profession « multi-fronts ». Le pasteur est attendu dans le champ de l’enseignement biblique, dans le champ de l’accompagnement pastoral, dans le champ administratif, dans le champ de la gestion de projet et du « leadership », etc. Cela peut le pousser à vouloir gagner en légitimité sur tous ces fronts, tout en le laissant dans une frustration permanente : chercher à être spécialiste de tout, c’est bien souvent se condamner à n’être spécialiste de rien.

Là encore, le caractère généraliste du pasteur est une bonne chose en soi. Son ancrage dans la vie des gens et son regard large posé sur le monde humain lui permet (idéalement) de voir des choses que les spécialistes (théologiens, sociologues, etc.) peuvent ne plus voir. Le problème se situe encore dans la posture avec laquelle on propose ses analyses.

Ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain

Pour autant, le fait qu’un spécialiste puisse réfléchir et émettre des avis en dehors de sa spécialité me semble une très bonne chose. L’apport d’un regard extérieur dans un domaine peut même être le fruit de belles avancées scientifiques, intellectuelles, etc. L’interdisciplinarité de la recherche est d’ailleurs souvent défendue pour encourager la « sérendipité ». Oui, la sérendipité. Ou les découvertes « par hasard » si vous préférez (orgueil de sachant sur un mot que je viens de découvrir). Et en réalité, la sérendipité est responsable d’avancées scientifiques majeures, comme la découverte des rayons X par le physicien Wilhelm Röntgen en 1895 par exemple (le fonctionnement des rayons X est une découverte de la physique, cependant Wilhelm Röntgen a immédiatement fait une radio de la main de sa femme, projetant sa découverte en physique dans le domaine médical). Notez cependant que dans ce genre de cas, les avancées qui en résultent surviennent de manière tout à fait inattendue, et ne sont pas le fait d’une posture audacieuse d’un spécialiste d’un domaine A voulant écraser à domicile les spécialistes du domaine B.

Dans la Bible, Dieu se plaît parfois à utiliser des non-spécialistes pour confondre la sagesse des spécialistes. L’Éternel choisit par exemple de s’adresser à Samuel, qui n’est encore qu’un enfant, plutôt que de communiquer avec le prêtre Éli (1 S 3). Dans le même sens, le Psaume 8 révèle que c’est par la bouche des nourrissons que Dieu impose le silence à ses ennemis (Ps 8.3). C’est par un peuple insignifiant qu’il choisit de se révéler au monde, tant dans l’Ancien Testament avec Israël (Dt 7.7) que dans le Nouveau Testament avec l’Église (1 Co 1.26-31), afin d’être lui-seul glorifié.

Mais précisément, dans ce renversement opéré par Dieu (qui reste ponctuel), la sagesse des grands est confondue par les petits dans la mesure où ceux-ci restent des « petits ». L’humiliation des grands ne nous est pas déléguée ! Attention de ne pas chercher à contrecarrer l’orgueil des sachants par la fausse modestie des ignorants. Cette fausse modestie trouve une forme spiritualisée dans certains de nos milieux : « Je ne suis pas spécialiste, mais le Saint-Esprit me pousse à vous dire… ». Dans le texte de Paul déjà cité, l’apôtre écrit : « Dieu a choisi ce qui est vil dans le monde, ce qu’on méprise, ce qui n’est pas, pour réduire à rien ce qui est, de sorte que personne ne puisse faire le fier devant Dieu. » (1 Co 1.28-29)

Humilité et dépendance, commencement de la sagesse

C’est donc bien plutôt l’humilité qui doit être de mise lorsqu’on s’exprime dans un domaine autre que son champ de compétence (et même dans le sien !). L’humble considérera les intérêts de l’autre plutôt que son ambition propre (Ph 2.3). Il acceptera de se dépouiller pour se mettre au service, à la suite du Seigneur, plutôt que de faire valoir sa gloire (Ph 2.5-8). Il ne cherchera pas à s’élever (Lc 18.9-14), mais cherchera à valoriser l’autre, en cherchant toujours ce qu’il y a de juste dans ses propos. Il saura se reconnaître pécheur et limité, y compris dans son intelligence. Aussi, il pourra se laisser enseigner par le Seigneur (Ps 25.9).

Conscient aussi de ses limites créaturelles, l’humble acceptera de ne pas tout savoir, de ne pas tout comprendre, et donc de ne pas être indépendant. Comme Paul l’écrit à propos de l’Église, « l’œil ne peut pas dire à la main : Je n’ai pas besoin de toi ; ni la tête dire au pieds : Je n’ai pas besoin de vous. » (1 Co 12.21) Sachons donc travailler en partenariat les uns avec les autres plutôt que les uns contre les autres ; et sachons nous entourer de gens spécialistes dans des domaines que nous maîtrisons peu (il est par exemple très utile pour un pasteur de connaître un psychologue et/ou un psychiatre pour échanger avec lui sur ses accompagnements). Sachons aussi attiser notre curiosité, afin d’être mieux informés ; et osons proposer des analyses dans divers domaines, avec une saine humilité…

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Thomas est pasteur de la FEEBF à l’Église baptiste de Lyon, et co-auteur du Petit dictionnaire de théologie (avec Clément Blanc). Il est titulaire d'un Master de recherche à la FLTE et il a écrit son mémoire sur la translocalité de l’Église. Crédits photo : Amber Stolk Photography

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