Pasteur. Un drôle de métier, assurément. À l’heure où les Églises peinent à renouveler leurs effectifs pastoraux, et où le nombre d’abandons de ministère augmentent de manière alarmante, de nombreuses questions émergent. Comment prendre soin de nos pasteurs ? Comment veiller au renouvellement des besoins actuels et de ceux à venir ? Au milieu de tout cela, comprendre, d’abord, ce qui rend l’exercice pastoral aujourd’hui peut-être plus difficile qu’autrefois. Et travailler ensemble à rendre ce ministère plus attrayant et en tout cas tenable dans la durée. À grands traits, nous vous proposons dans les paragraphes qui suivent de balayer trois grandes lignes de tensions qui traversent aujourd’hui le pastorat.
Conséquence de la dissolution progressive des rôles, figures et structures d’autorité au sein de la modernité tardive, la dimension d’altérité du pasteur en a pris un coup dans les dernières décennies. Mai 68 aura cristallisé et exprimé l’aspiration d’une génération à couper les têtes qui dépassent. Dans son enquête de référence Profession : pasteur, le sociologue Jean-Paul Willaime relève la tension qui traverse la pensée protestante depuis ses origines, entre d’un côté l’insistance sur le sacerdoce universel et une conception fonctionnelle du ministère pastoral, et de l’autre celle manifestée dans les liturgies de reconnaissance par l’installation du ministre dans un état particulier essentiel à l’être de l’Église. Et il fait le constat que le premier pôle l’a sensiblement emporté ces dernières décennies, en consonance avec l’esprit du temps.
Raphaël Picon parle quant à lui d’un phénomène de « minoration » de l’identité pastorale pour décrire cette tendance à l’œuvre dans le protestantisme des trente dernières années. Le pasteur semble être comme descendu de sa chaire. Il est aujourd’hui moins le prédicateur-docteur situé face à la communauté que l’accompagnant placé au côté de ses frères. L’animateur et l’écoutant disponible pour aider chacun à cheminer face à ses questions et à se forger ses convictions propres.
Si l’appel à ne pas faire du pasteur l’alpha et l’oméga de la communauté est assurément une bonne chose, cette tendance à l’égalisation des rapports ne constitue pas forcément une bonne nouvelle. Comment en effet se positionner, se trouver dans son identité, lorsque l’emphase commune ramène le pasteur à être juste un « laïc » parmi les autres, un permanent dont le privilège est simplement d’être disponible, présent ? Comment imaginer que cette représentation de la fonction pastorale soit attractive ou simplement tenable sur le long court ? Et n’y aurait-il pas dès lors une corrélation évidente entre cette tendance à la déconstruction de l’altérité pastorale et la crise des vocations que nous pointions en introduction ?
Le pasteur est aujourd’hui moins le prédicateur-docteur situé face à la communauté que l’accompagnant placé au côté de ses frères.
Il nous semble dès lors urgent de réfléchir théologiquement aujourd’hui à une manière pertinente d’allier la dimension du sacerdoce universel à une définition consistante du pastorat. Une définition qui sache défendre la nécessité du ministère pastoral dans son altérité. Non seulement pour « réenchanter » l’exercice de ce dernier, mais aussi simplement parce qu’il nous semble que, bibliquement, l’Église, dans son être même, requiert des ministères de direction et d’enseignement. L’établissement d’hommes et de femmes situés face à la communauté, dont la fonction est de faire entendre une Parole qui vient d’en haut. Une parole libre qui déplace, ordonne, stimule et donne du souffle à la communauté de foi. Une fonction d’autorité instituée par Dieu, voulu de lui, afin de prendre soin de son peuple et l’équiper en vue de la mission commune. Et que ces deux dimensions – le ministère spécifique et spécifiquement reconnu de quelques-uns (altérité de la fonction pastorale) et celui de tous (sacerdoce universel) –, n’entrent d’aucune manière en concurrence, mais sont au service l’un de l’autre.
Par réaction à certains excès du passé (le pasteur absorbant dans son rôle l’essentiel du ministère de l’Église), la tendance des dernières années est au questionnement du modèle classique du pasteur généraliste. Outre l’attrait croissant pour les ministères proprement spécialisés (en aumônerie ou dans les œuvres para-ecclésiales), deux tendances ont aujourd’hui le vent en poupe. La première correspond au désir de travailler en équipe de ministères avec des profils ou des orientations complémentaires, mais elle demeure encore relativement marginale dans sa mise en œuvre dans notre contexte, au regard de la taille modeste des communautés.
La deuxième tendance travaille à la reconnaissance de types de ministère différents, sans forcément quitter le principe d’un pasteur pour une Église. Avec l’accroissement de la culture du « projet d’Église », la tendance est de travailler de plus en plus autour de la notion de cahiers des charges et de profils pastoraux spécifiques. Dans ce contexte, on parle volontiers de dominantes pastorales (semi-spécialisations) qui correspondent aux trois grandes fonctions classiques du pastorat (l’enseignement, la direction et l’accompagnement) :
Si la logique de reconnaissance de dons et compétences spécifiques ne manque probablement pas de soutien biblique, elle encourt le risque, poussée à son extrême, de fragiliser le rôle pastoral, et participer dès lors à son « désenchantement ». Et dans la veine d’un Eugène Peterson, il semble important de rappeler que si la fonction de direction d’une communauté locale est décorrélée à l’excès de la fonction théologique et de la vie de prière, le ministère pastoral se perd, et la direction spirituelle de l’Église avec. A contrario, si la prédication et l’enseignement du pasteur ne vise pas à nourrir et conduire une communauté concrète, de manière missionnelle, intentionnelle, sa parole sera infructueuse. Elle tombera à plat. Ainsi, dans ce débat « le pasteur doit-il se spécialiser ou demeurer un généraliste ? », s’il est sage de faire droit à une certaine diversité de profils, il est urgent de garder à l’esprit que les trois grandes fonctions classiques du travail pastoral s’entrelacent inextricablement. Elles se nourrissent les unes les autres de manière vitale.
Le tutoiement quasi-permanent de ces deux dimensions est au cœur de la condition pastorale. Elle se vit de manière évidente par le fait que le conjoint et les enfants du pasteur font en général partie de la communauté que le pasteur dessert, et que ce dernier vit parfois sur le lieu même de son exercice. Par le fait également que les horaires du ministre du culte ne sont pas aussi fixes et réguliers que ne peuvent l’être la plupart des métiers séculiers : soirées régulièrement prises par le ministère, Week-end travaillés, vacances dérangées par des urgences plus ou moins relatives. Ou tout simplement encore par la nécessité que le pasteur se doit d’être, d’une certaine manière, à la ville comme à la scène. Comment pourrions-nous en effet accueillir la prédication du pasteur si nous savions dans le même temps que sa vie privée la contredit allégrement ?
Cet entrelacement régulier des deux sphères est aujourd’hui néanmoins réinterrogé. Là où les pasteurs d’autrefois acceptaient sans trop rechigner une conception « totalitaire » du ministère, avec les excès parfois soufferts, la génération actuelle plaide pour une autre sagesse, d’autres équilibres. Ceci en lien avec l’air du temps : aspiration décomplexée au loisir ; à l’accomplissement personnel ; exigence revendiquée d’une manière générale de prendre soin de soi, de sa famille et d’étanchéifier dès lors autant que possible les sphères familiales et ecclésiales, notamment par la définition d’horaires de bureau mieux définis, d’un jour de congé fixe et strictement observé, etc.
Le pasteur se doit d’être, d’une certaine manière, à la ville comme à la scène.
Si nous pouvons au nom d’une juste théologie du sabbat accueillir avec reconnaissance le souci post-moderne de la préservation de soi, des siens et de ses jardins secrets, il nous faut aussi pointer les dangers associés au durcissement des sphères. Notamment par la « communication » à l’Église que le pastorat serait un métier comme un autre. Comment le pasteur pourrait-il alors espérer susciter des vocations de service (ou un quelconque esprit de sacrifice) si la communauté perçoit que son ministre « compte ses heures » ? Dans ce débat, il est à noter de manière pionnière que deux Unions d’Églises en contexte francophone ont tenté de résoudre la question en invitant les pasteurs à observer un décompte régulier de leurs semaines travaillées. Le quota d’heures à cibler étant situé pour l’une et pour l’autre autour de 40 heures hebdomadaires auxquelles s’additionnent 10% de temps travaillé bénévolement (l’équivalent symbolique de la dîme). Ceci afin d’exprimer le surplus d’engagement ou « d’âme » afférent à la vocation pastorale. L’équivalent d’une demi-journée supplémentaire offerte pour un engagement d’Église au niveau local, ou pour un engagement fédératif ou extra-ecclésial. Un modèle d’avenir ? Le débat est en tout cas ouvert.
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