Ce qui étonne d’abord dans la présentation de Phoebé est que Paul ne l’introduit pas par le nom de son mari ou de son fils, ou par son lieu d’origine comme c’est le cas pour d’autres femmes de la Bible (cf Jn 19.25 ; Mt 20.20 ; Lc 8.2). Il la met en valeur pour deux motifs : elle est diakonos et prostatis, deux mots grecs dont la diversité de traduction dans les Bibles modernes est stupéfiante. Selon les versions, pour le premier terme, elle a été « servante » (Darby), « diaconesse » (Bible de Jérusalem, Segond), « au service de l’Église » (Français courant), « qui exerce son ministère » (Semeur) ou « ministre » (TOB). Et pour le second terme, Paul saluerait « l’aide » qu’elle lui a apportée (Français courant, Darby, Segond), sans plus de précision (a-t-elle préparé son café ?) ou le fait qu’elle a été sa « protectrice » (BJ et TOB).
Examinons ces deux termes, difficiles à traduire car le premier a un sens assez large, et le second n’est présent qu’ici dans le NT, ce qui produit une combinaison unique.
Phoebé est diakonos de l’église de Cenchrées, un port influent près de Corinthe. Elle est la seule femme du NT identifiée par ce terme le plus souvent masculin, qui décrit par exemple Paul, Timothée, Apollos, Tychique, Epaphras, Archippe. Le Christ lui aussi est désigné comme diakonos (Rm 15.8 ; Ga 2.17).
L’exacte définition du terme dans le NT est débattue et nous n’explorerons pas ici ses 30 occurrences. Dans le NT, diakonos n’est pas défini clairement et couvre plusieurs contextes. Dans la plupart des cas, il se réfère à un ministre de la parole. Ainsi Paul s’applique régulièrement le terme à lui-même comme apôtre du véritable Évangile (1 Co 3.5 ; 2 Co 3.6 ; 6.4 ; 11.3 ; Ep 3.7 ; Col 1.23, 25) et l’utilise pour ses collaborateurs (Ep 6.21 ; Col 1.7 ; 4.7 ; 1 Th 3.2 ; 1 Tm 4.6). Le mot désigne aussi un « intermédiaire », « agent », « émissaire ». Pour Paul, le diakonos est quelqu’un qui prêche l’Évangile et par là-même sert de porte-parole de Dieu. Ce terme s’applique souvent aux collaborateurs de Paul, ce qui pourrait signifier qu’ils partagent le même genre de responsabilité.
Le rôle d’émissaire de Phoebé recoupe deux réalités qui ne sont pas incompatibles. Premièrement, elle a certainement joué un rôle significatif pour l’annonce de l’Évangile dans les villes de la Corinthie. Le fait qu’elle soit identifiée comme la diakonos de l’église de Cenchrées suggère sans doute que son ministère est lié à cette dernière. Deuxièmement, Paul a dû lui confier la mission de porter la lettre qu’il a écrite aux Romains (cf J. Dunn ou J. Fitzmyer). Paul lui fait suffisamment confiance sur le plan théologique pour la recommander à ses futurs auditeurs afin qu’elle les aide à en comprendre le contenu.
Paul recommande d’aider Phoebé parce qu’elle a été prostatis envers beaucoup et envers lui-même. Personne d’autre ne reçoit cette appellation dans le NT. Ce titre de prostatis implique du prestige ; c’est la forme féminine de prostatēs, un latinisme décrivant un gouverneur, un bienfaiteur et un patron, quelqu’un qui prend soin des intérêts d’autrui, un défenseur, un gardien. Dans la SeptanteVersion grecque de l'Ancien Testament le mot a le sens de chef, de dirigeant. Bien plus, le verbe en lien avec ce mot, proistēmi, veut dire « exercer une position d’autorité, diriger, gouverner, être à la tête de ». Il est présent en 1 Thessaloniciens 5.12 où les auditeurs sont encouragés à respecter leurs responsables, « ceux qui vous dirigent dans le Seigneur » (voir aussi Rm 12.8 et 1 Tm 5.17) Ce mot, très fortement lié à la direction, ne saurait en aucun cas être seulement traduit par « aide ».
Ce terme recouvre encore un autre sens. La désignation de Phoebé par Paul comme prostasis l’honore comme « patronnesse ». Il n’est pas possible de détailler ici ce qu’est le patronage, la relation entre le bienfaiteur et celui qui profite de cette protection. Dans ce type de relation très bien instituée au 1er siècle de notre ère dans l’Empire romain, le bienfaiteur accorde une faveur à quelqu’un qui en retour lui rend les honneurs[1]. En présentant Phoebé comme prostatis, Paul reconnaît que lui-même et de nombreux autres sont d’une certaine manière « dépendants d’elle sur le plan social[2] ».
On conclura que les titres qui sont attribués à Phoebé sont, dans l’Antiquité, en lien avec une autorité et un honneur : elle est une dirigeante d’Église, un ministre de la parole, une patronnesse.
Elle possède une position de responsabilité, une proéminence et de l’autorité dans sa communauté. Elle semble être une dirigeante influente exerçant son ministère dans son église, en particulier quand Paul se déplace.
Soit elle supervise l’assemblée en son absence, et le tient informé des progrès et des difficultés, soit elle voyage au nom de l’église de Cenchrées pour en défendre les intérêts, soit les deux. Elle joue sans doute un rôle important qui inclut de l’enseignement et de la direction dans cette église locale.
Ce sont les choix des traducteurs qui empêchent de percevoir toute l’importance du ministère de Phoebé.
N.D.E : Si vous avez manqué le premier article de Valérie Duval-Poujol sur Junia, femme apôtre, c’est par ici !
[1] Cette relation est décrite par Joan CAMPBELL, Phoebe. Patron and emissary, Liturgical Press, 2009, p. 82ss.
[2] Joan CAMPBELL, Ibid, p. 90.
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