Certaines « vérités » s’imposent, peu à peu, dans le langage religieux. Celles-ci deviennent si évidentes et populaires qu’elles nous semblent être tout droit sorties de la Bible. Nombre de ces formules sont « inoffensives », elles ne touchent que des choses secondaires. D’autres en revanche, altèrent subtilement l’essence même de la pratique chrétienne…
On entend souvent par exemple que le culte à Dieu doit être « rendu selon la sensibilité de chacun ». Cette formule réconcilie tout le monde, dans une apparence de réalisme, de sagesse et de tolérance. Ce qui explique certainement son succès. Mais en réalité, elle empêche bien souvent le débat d’avoir lieu et dissuade les chrétiens d’examiner la sensibilité humaine à la lumière de la Parole. Elle rend superflu de chercher, plus précisément, « la manière dont Dieu veut être servi » et introduit un grand relativisme, à la fois culturel et spirituel, qui accrédite, par principe, toutes les expressions de la piété chrétienne.
Il y a sous le « soleil évangélique », un arc-en-ciel de sensibilité (de tendances, de goûts, de façons de penser et de sentir les choses). Et ce constat, à lui seul, force bien souvent la conclusion selon laquelle, toutes les sensibilités se valent plus ou moins. L’objet de notre réflexion n’est certainement pas de prouver le contraire. Nous ne passerons donc pas les différentes sensibilités en revue, pour les comparer et les critiquer en relation avec une, en particulier, qu’il faudrait défendre et promouvoir. Car aucune sensibilité naturelle ne saurait être sacralisée. Aucune n’est fiable, aucune n’est entièrement saine ni conforme à la volonté de Dieu. Et c’est justement en cela qu’elles se valent toutes. Jean Calvin l’attestait [1]:
Selon la Parole, il y a bien un dénominateur commun entre toutes les sensibilités humaines : leur corruption par le péché ! En effet, les textes bibliques mettent tous les hommes dans le même sac : celui de la corruption totale. Nul ne cherche Dieu naturellement (Rm 3.11), notre intelligence est frappée de folie (1 Co 1), tous les hommes sont menteurs et pervertis (Rm 3.4), notre vielle nature, dont notre âme est solidaire, baigne dans le mensonge (Col 3.9).« que saurait produire la sensibilité humaine, si ce n’est des choses charnelles et folles […] ? »
Notre sensibilité est pervertie et cela, que nous soyons introvertis ou extravertis, plutôt intellectuel ou artiste, rationnel ou mystique, africain ou européen… L’expression et la satisfaction de notre propre fonds ne pourrait donc guider notre culte et notre piété, sans que nous prenions le risque d’offenser Celui à qui il est destiné. La Parole n’encourage jamais les croyants à marcher et servir, selon leur âme ou leur propre sensibilité. Mais que faire alors de sa sensibilité ?
Notre sensibilité charnelle, comme tout ce qui était désagréable à Dieu avant que l’on devienne chrétien (nos passions, nos péchés, nos défauts de caractère, nos idoles…) ne lui est pas plus agréable depuis que nous le sommes devenus !
Le statut de notre sensibilité naturelle n’a pas non plus été modifié spontanément par la conversion : lors de la régénération, notre âme serait-elle devenue, en elle-même et une fois pour toutes, sainte et chrétienne ? Pas plus que notre intelligence ou que les autres parties de notre être. Derrière cette compréhension un peu rapide de la conversion (angélisme), peut se cacher le désir de faire échapper une part de notre humanité, celle que nous préférons, à l’action de la croix : que ce soit l’âme ou l’esprit (mysticisme, illuminisme), l’intelligence ou la raison (intellectualisme), la sensibilité ou le corps (sensualisme).
Notre sensibilité n’est pas pour autant à neutraliser ou à anéantir, à force de froideur ou d’impassibilité. Les cultes insensibles ou « contre-nature » ne sont pas plus agréables à Dieu. Le chrétien ne détruit rien de son humanité, mais il poursuit la sanctification dans tout son être (1Th 5.23) afin de rendre à Dieu un culte saint et incarné (offrande du corps, de l’hommage des lèvres et des bonnes œuvres). Il faut, pour être saine, que notre sensibilité soit maintenue dans la sanctification.
Sanctifier ne signifie pas christianiser, ce que l’on fait pourtant lorsque l’on dédie à Dieu quelque chose qui ne peut lui être consacré. Puisque la sensibilité de l’âme est solidaire de la chair, elle est à crucifier spirituellement (Gal 5.24). Paul en indique la marche : faire mourir les désirs de la chair (Col 3.5 ; Rm 8.13) dont le moteur, l’orientation et les fruits sont contraires à l’Esprit (Ga 5.17).
Puisque notre âme et notre intelligence sont perverties par la chute, nous ne pouvons que chercher, demander et recevoir du Seigneur, des pensées et sentiments sains (Ph 2.5 ; 2 P 3.1). Cela implique que l’on ne revendique plus sa sensibilité propre pour continuer à faire ce que l’on veut, mais que l’on accepte plutôt, la séparation intérieure d’avec nos aspirations charnelles. A l’inverse de la sensibilité de l’idolâtre qui cherche sa propre élévation et satisfaction – « de moi, par moi et pour moi » – (Ph 3.18-20), la sensibilité du chrétien sera soumise à Christ et Le glorifiera Lui. Si l’Esprit sanctifie ainsi notre sensibilité, et que la Parole la gouverne par ses principes normatifs (par ex : Jn 4.24 ; Rm 12.1-2 ; Hé 12.28-29), nous comprendrons et aimerons ce qui plaît au Seigneur.
Certes, il n’existe pas de sensibilité unique et intemporelle à laquelle chacun devrait se conformer, mais il y a bien des « sensibilités saines ». Le modèle d’une « sensibilité sanctifiée » ne se trouve ni au fond de notre âme, ni dans le siècle présent, mais s’acquiert par le Saint-Esprit et l’exercice du discernement. Évidemment, cette sensibilité prendra des teintes particulières selon les personnalités, les cultures et les époques, mais elle ne cessera de se conformer aux orientations que la Parole donne au sujet du culte, car la sanctification transcende l’individualisme et son relativisme culturel.
[1] Jean Calvin, Institution de la Religion Chrétienne, Editions Kerygma – Excelsis, Charols, 2009, p.1130.
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