« Vous-mêmes, soyez donc parfaits, comme votre Père céleste est parfait. » L’injonction de Matthieu 5.48 suscite la curiosité des uns et inquiète les autres. Cela peut se comprendre, car elle ne requiert rien de moins que… la perfection. Elle évoque en particulier deux passages de l’Ancien Testament : Lévitique 19.2 « Soyez saints, car je suis saint, moi, le Seigneur, votre Dieu », et Deutéronome 18.13 « Tu seras/Sois parfait devant le Seigneur ton Dieu ». Hélas ces versets ne permettent pas vraiment d’éclairer le premier évangile. En effet, la formulation de Matthieu 5.48 recourt au registre de la perfection là où le Lévitique et le Deutéronome se situent dans celui de la sainteté. La perfection est requise et attendue de la part des disciples de Jésus : « Soyez parfaits ! » Franchement ? Comment faut-il donc comprendre cette perfection attendue ?

L’imitatio Dei

L’examen du passage où apparaît notre verset permet de repérer une première injonction (aimer ses ennemis et leur faire du bien), qui vient se substituer à une autre (aimer son prochain et haïr ses ennemis), afin de déployer le commandement d’amour au-delà du cadre dans lequel il s’appliquait jusque-là (v.43-44). Ce déploiement est ensuite justifié par la nécessité et même la finalité à devenir fils du Père qui est aux cieux (v. 45). Notre passage se poursuit avec une discussion qui souligne l’exigence d’en faire plus que les péagers et les païens (v.46, 47). C’est alors qu’un ordre conclusif vient enjoindre aux disciples d’être parfaits tout comme leur Père céleste est parfait (v. 48).

Le motif de l’imitatio Dei, crucial dans l’impératif d’être parfait, est préparé par le déploiement du commandement d’amour jusqu’aux ennemis

Ainsi, le motif de l’imitatio Dei, crucial dans l’impératif d’être parfait du v.48, est préparé au v.45 par le déploiement du commandement d’amour jusqu’aux ennemis. Jésus ordonne instamment à ses disciples d’aimer sans se référer à la dignité de la personne aimée. Amour, imitatio Dei et filiation sont mis en relation d’interdépendance. En quoi l’amour, même pour l’ennemi, révélera-t-il que les disciples de Jésus sont fils du Père qui est aux cieux ?  En ce que le Père se montre bon envers le méchant comme envers le bon, envers le juste comme envers l’injuste. Celui dont les disciples sont appelés à devenir les fils et les filles, n’est autre que le Dieu Créateur dont l’œuvre témoigne qu’il exerce sa providence « créationnelle » envers tous, indépendamment de l’accueil qui lui est réservé. La création rend témoignage à la nature même du Créateur : il est amour. Il y a nécessité, pour les disciples de Jésus, de devenir fils et filles de ce Dieu-là. Or c’est dans et par l’imitation de son amour qu’ils le deviennent. La perfection requise et attendue des disciples au v. 48, est inspirée de l’amour dont Dieu lui-même fait preuve et elle est la marque de leur filiation. Tel Père, tels fils et filles !

Il y a nécessité, pour les disciples de Jésus, de devenir fils et filles de ce Dieu-là. Or c’est dans et par l’imitation de son amour qu’ils le deviennent

La perfection et la meilleure justice

Allons plus loin et considérons à présent les antithèses des v.21-48 (« On vous a dit… je vous dis »). Elles exhortent à la perfection par le motif « non seulement, mais même », qui caractérise la meilleure justice du v.20. Dans son expression négative, cette justice signale que non seulement le meurtre, mais même la colère, non seulement l’adultère, mais même le regard qui convoite, non seulement la vengeance, mais même l’amour qui exclut l’ennemi… tout cela est opposé à la volonté de Dieu. La dernière antithèse (v.43-48) englobe les précédentes et fait culminer l’expression de ce en quoi doit consister la meilleure justice, celle du Royaume des cieux. Dans son expression positive, cette justice invite à aimer non seulement l’ami, mais même l’ennemi. Tous doivent ainsi trouver place dans la miséricorde requise de la part des disciples. Quand on y réfléchit, si cette dernière injonction est honorée alors toutes le seront.

Dans son expression positive, cette justice invite à aimer non seulement l’ami, mais même l’ennemi

Allons encore plus loin ! On peut remonter aux v.13-16 qui expriment la vocation des disciples. Son horizon est universel puisqu’il s’agit d’être « sel de la terre » et « lumière du monde ». Les disciples répondront à cette vocation par les belles œuvres qu’ils feront et qui seront l’expression de la justice du Royaume. Cet horizon universel des v. 13-16 annonce l’horizon universel de la dernière antithèse. La perfection est un désenclavement de l’amour en ce qu’elle lui retire toute réserve possible, toute limitation par des critères de sélection.

Va, vends et donne !

On trouve dans le premier évangile un parallèle à notre passage au chapitre 19. Il s’agit du récit de la rencontre entre Jésus et un jeune homme riche (v. 16-22). À ce jeune homme qui l’interroge « Maître, que dois-je faire de bon pour avoir la vie éternelle ? » (v.16), Jésus répond qu’il s’agit d’appliquer les commandements de la loi (v.17). Il en cite six en particulier : les interdits relatifs au meurtre, à l’adultère, au vol, et au faux témoignage (v.18), le commandement lié au respect dû aux parents (v.19), et l’injonction à aimer son prochain comme soi-même qui reprend Lévitique 19.18 (v.19). On constate le lien avec les antithèses de Matthieu 5.21-48. Le jeune homme rétorque aussitôt « Tout cela je l’ai appliqué. Que me manque-t-il ? ». C’est à ce moment que Jésus, dans un ultime appel, lui déclare : « Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu as et donne-le aux pauvres » (v.21). Ne nous y trompons pas ! La perfection envisagée dans Matthieu 19.21, n’est pas seulement, ni même premièrement, liée à une renonciation à tout bien matériel. Elle peut évoquer la communauté de biens telle qu’elle a été pratiquée au sein de la communauté primitive des disciples. Il s’agit de manifester la miséricorde du Père en donnant à celui qui se trouve dans le besoin. Une même logique d’engagement vrai et complet, en matière d’amour, traverse Matthieu 5.48 et 19.21.

Un engagement dans l’amour qui ne peut être qu’entier

Si un disciple n’aime que ceux qui l’aiment, il démontre qu’il ne comprend le commandement d’aimer son prochain que comme une simple règle de réciprocité. Son comportement n’est alors pas différent de celui qu’adoptent les péagers et les païens. En agissant comme eux ce disciple se montre semblable à eux. Voyez-vous le paradoxe ? Le comportement de ce disciple – l’amour du prochain – qui vise à le distinguer des gens qu’il désapprouve est dénoncé par Jésus comme une ressemblance avec eux. Le point décisif du commandement d’amour est bien la question de la ressemblance. Or le seul moyen d’être dissemblable de celui qu’on désapprouve, c’est de faire plus que lui (v. 46-47). Faire plus que lui, c’est l’aimer. Le déplacement réalisé par l’injonction d’aimer même l’ennemi est double. Il interroge d’abord les appellations « ennemi » et « frères ». Il exige ensuite de prendre le temps de réfléchir à ce qu’on entendait par l’amour du prochain.

Le seul moyen d’être dissemblable de celui qu’on désapprouve, c’est de faire plus que lui

La bonne nouvelle du Royaume que Jésus proclame confère à ceux qui l’accueillent une vocation de miséricorde à l’égard du monde (Mt 5.13-16), rendue possible par une compréhension renouvelée de la Loi (Mt 5.17-20). La perfection qui s’exprime dans la bonté de Dieu envers toutes ses créatures devient le paradigme et le fondement de la perfection des disciples. C’est à Lui qu’ils se veulent semblables ! Alors, comment faut-il entendre la perfection de Mt 5.48 ? Comme un engagement entier, complet, sans partage – ce qui correspond bien au sens du mot « parfait » – à faire plus. Faire plus, c’est aimer non seulement le « frère », mais l’« ennemi ». Cette perfection est la marque même des fils et des filles du Père céleste, car tel est le Père tels sont les fils et les filles !

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Après des études de physique et de chimie, et un parcours professionnel fait d’enseignement des sciences et de professorat des écoles, Cédric a suivi une formation théologique à la FLTE. Il est aujourd'hui pasteur des Eglises protestantes évangéliques de Franconville et de Sannois (AEEI) et chargé de cours à la FLTE.

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