Face à ceux qui cherchent des « solutions » au « problème » de la pauvreté, certains répondent aujourd’hui que le problème ce ne sont ni les pauvres ni la pauvreté mais bien la cupidité des riches voire globalement des personnes qui ne sont pas pauvres. C’est à ce diagnostic que devrait nous conduire une recherche des causes de la pauvreté. Les chrétiens pourraient le formuler en termes bibliques en pointant du doigt l’idolâtrie de Mammon.
Cette manière de voir les choses me semble contenir une interpellation nécessaire. On ne peut pas douter que l’Écriture mette l’accent sur le danger de la cupidité et que plus notre niveau de possessions matérielles est élevé plus les tentations dans ce domaine sont importantes. Elle avertit de ne pas mettre son espérance dans des richesses incertaines plutôt qu’en Dieu et enjoint le partage (voir 1 Tm 6.17-19).
Plus encore, cette cupidité qui est une idolâtrie comme le dit l’apôtre Paul (voir Col 3.5 ; Ép 5.5), nous ne pouvons pas douter qu’elle a des conséquences sociales (comme toutes les formes d’idolâtrie). Elle ferme le cœur au prochain soit pour l’en exclure (comme le riche insensé de la parabole de Jésus qui ne pense qu’à lui en Lc 12.16-21) soit pour l’opprimer afin d’augmenter ses profits (comme on le voit dans d’innombrables textes des prophètes, par exemple Am 8.4-6).
[La cupidité] ferme le cœur au prochain soit pour l’en exclure soit pour l’opprimer
On pourrait élargir la perspective en remarquant que la manière dont nous gérons les biens dont nous disposons affecte positivement ou négativement les autres – et en particulier ceux qui possèdent moins. Dans l’Ancien Testament, le prophète Ézéchiel interpelle non seulement les mauvais bergers (les dirigeants du peuple) mais aussi les brebis « grasses et vigoureuses ». Il leur dit : « Est-ce trop peu pour vous de paître dans le bon pâturage, pour que vous fouliez de vos pieds le reste de votre pâturage, de boire une eau limpide, pour que vous troubliez le reste avec vos pieds ? Mes brebis doivent paître ce que vos pieds ont foulé et boire ce que vos pieds ont troublé ! » (Ez 34.18-19) Ici le problème des brebis faibles est très nettement le fait que ce sont les brebis grasses et vigoureuses qui posent problème !
La manière dont nous gérons les biens dont nous disposons affecte positivement ou négativement les autres
Comme la plupart des slogans cependant, celui qui dit que le problème n’est pas la pauvreté mais la cupidité, se révèle réducteur à l’analyse. En l’entendant on pourrait penser que la cupidité des uns est l’unique cause de la pauvreté des autres. D’un point de vue biblico-théologique, c’est le péché que l’on trouve à l’origine de la pauvreté, un péché qui est universel (il transcende toutes les distinctions existant entre les humains) et multiforme (la cupidité étant l’une des plus importantes de ces formes mais pas la seule).
Dans leur ouvrage intitulé Becoming Whole (dont il faut souhaiter une traduction prochaine en français !), Brian Fikkert et Kelly M. Kapic proposent une typologie avec pas moins de cinq facteurs possibles à l’origine des situations de pauvreté. Ces facteurs incluent à la fois des éléments qui relèvent de la personne qui vit dans la pauvreté et de ses pratiques mais aussi des questions religieuses et de vision du monde ainsi que des problématiques « systémiques ». Ils font également une place à l’intervention de puissances démoniaques[1]. Il faut bien comprendre que chaque élément peut entrer en ligne de compte à un degré plus ou moins important pour chaque cas précis. On peut discuter de leur modèle et vouloir le modifier mais si on peut le corriger je crois que ce sera nécessairement dans le sens de la complexification et non pas de la simplification ! Pour quelqu’un qui adopte une vision biblique du monde, il ne me paraît pas possible de réduire la pauvreté au seul problème de la cupidité.
D’un point de vue biblico-théologique, c’est le péché que l’on trouve à l’origine de la pauvreté, un péché qui est universel et multiforme
Dans l’encyclique Populorum Progressio (1967), le Pape Paul VI affirmait :
“Dans le dessein de Dieu, chaque homme est appelé à se développer car toute vie est vocation. Dès la naissance, est donné à tous en germe un ensemble d’aptitudes et de qualités à faire fructifier : leur épanouissement, fruit de l’éducation reçue du milieu et de l’effort personnel permettra à chacun de s’orienter vers la destinée que lui propose son Créateur. Doué d’intelligence et de liberté, il est responsable de sa croissance, comme de son salut. Aidé, parfois gêné par ceux qui l’éduquent et l’entourent, chacun demeure, quelles que soient les influences qui s’exercent sur lui, l’artisan principal de sa réussite ou de son échec : par le seul effort de son intelligence et de sa volonté, chaque homme peut grandir en humanité, valoir plus, être plus“[2]. (n.15)
Il ne me semble pas possible de reprendre dans ces termes l’affirmation de la dernière phrase de ce paragraphe car on pourrait trop facilement s’en servir pour accabler quelqu’un dont les conditions de vie sont épouvantables en lui disant qu’il est l’artisan principal de sa réussite ou de son échec. Et pourtant, je crois qu’il y a une vérité fondamentale dans les parages de cette formulation. J’essaierai tant bien que mal de l’exprimer ainsi : chaque être humain se trouve dans une relation unique avec son Créateur, qui échappe toujours par quelque côté à ses attaches avec les réalités créées. Aucun être humain n’est le simple produit de conditions sociales, politiques, psychologiques, physiologiques ni de son parcours personnel ou de l’histoire collective dans laquelle il s’inscrit. Aucune situation ne se définit intégralement par le péché ou la cupidité de quelqu’un d’autre. Personne ne se réduit au statut de victime ou d’« effet » des différentes « causes » de la pauvreté. Dire cela ne revient pas à minimiser l’oppression de ceux qui commettent l’injustice mais simplement à reconnaître la réalité de Dieu et à ouvrir la porte de l’espérance quelle que soit la situation.
Aucun être humain n’est le simple produit de conditions sociales, politiques, psychologiques, physiologiques ni de son parcours personnel ou de l’histoire collective dans laquelle il s’inscrit.
Un problème de pauvreté ou un problème de cupidité ? Creuser plus avant nous conduirait à interroger la notion de problème. L’une des définitions que je trouve en tapant « problème » dans un moteur de recherche donne : « Difficulté qu’il faut résoudre pour obtenir un résultat ; situation instable ou dangereuse exigeant une décision. » La pauvreté nous confronte à des problèmes (au pluriel plutôt qu’au singulier) pratiques, économiques, politiques, intellectuels, éthiques, etc. Chacun peut contribuer à leur solution en fonction de sa vocation, de ses moyens, des occasions de faire le bien et de pratiquer la justice que Dieu lui offre. Mais je suggère que la responsabilité de l’Église face à la pauvreté dans le monde ne consiste pas principalement à s’en occuper en tant que problème. Le théologien orthodoxe Alexandre Schmemann écrivait :
“Notre différend avec « ce monde-ci », c’est qu’il est préoccupé de demain, et avec quelle passion !, ce qui veut dire qu’il est préoccupé de ce qui n’est pas. Le christianisme, lui, est préoccupé (ou plutôt il devrait l’être) de l’aujourd’hui, qui seul peut donner l’expérience du Royaume… Cela signifie-t-il une sortie de l’Histoire, une indifférence à l’égard de l’action (la praxis !), de la responsabilité, de l’involvement ? Non, puisque pour chacun de nous cela entre dans notre « aujourd’hui », dans notre « devoir d’État[3] ». Mais c’est l’affaire des chrétiens, pas de l’Église en tant que telle. L’Église, elle, pour mission d’empêcher que les affaires de ce monde, les différents « demains » ne deviennent des idoles et des buts en soi.”[4]
La responsabilité de l’Église face à la pauvreté dans le monde ne consiste pas principalement à s’en occuper en tant que problème
Quoi que l’on pense de la formulation exacte de cette perspective, elle a au moins l’intérêt de nous donner à penser que devant la réalité de la pauvreté dans le monde, l’Église doit d’abord porter un message concernant l’expérience du Royaume aujourd’hui pour les pauvres comme pour ceux qui ne le sont pas. Ce message remettra en cause l’idolâtrie de la cupidité mais aussi celle de certains « demains » désirés par ceux qui dénoncent la cupidité. Il nous recentrera sur Jésus, qui est le Dieu véritable et la vie éternelle par lequel seul nous pouvons nous garder des idoles (voir 1 Jn 5.20-21) et ce faisant il nous rendra libres pour nous occuper des « problèmes » liés à la pauvreté.
Devant la réalité de la pauvreté dans le monde, l’Église doit d’abord porter un message concernant l’expérience du Royaume aujourd’hui pour les pauvres comme pour ceux qui ne le sont pas
Dire que le problème n’est pas la pauvreté mais la cupidité est une approximation en soi insatisfaisante… mais cela contient décidément une interpellation nécessaire dans le contexte actuel !
[1] Je reformule à ma façon certaines des idées exprimées en particulier dans le chapitre 7 du livre.
[2] Cf. https://www.vatican.va/content/paul-vi/fr/encyclicals/documents/hf_p-vi_enc_26031967_populorum.html J’ai fait de légères modifications de typographie.
[3] « état » devrait être écrit avec une minuscule. Je cite tel que le texte est donné dans la traduction française. L’expression « devoir d’état » correspond à ce que le protestantisme classique appelle « vocation » même si la théologie sous-jacente est différente.
[4] Alexandre Schmemann, Journal, Paris, Éditions des Syrtes, 2009, p.592.
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