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La christocratie : une (re-)définition subversive de l’autorité

La christo… quoi ? Dans les Églises dites « congrégationalistes », toute idée d’une structure médiatrice entre le croyant et le Christ est suspecte. Elles prennent très au sérieux l’idée que l’Église est une « christocratie fraternelle », c’est-à-dire un peuple conduit par le Christ lui-même, agissant (conjointement) par la Parole et par l’Esprit. C’est à l’écoute de la Parole et de l’Esprit que l’autorité de Christ se trouve donc médiatisée, à travers la communauté elle-même appelée à discerner ensemble la pensée de Christ. Pour autant, ces Églises reconnaissent que, si ce discernement se fait bien collectivement, il implique des rôles différents des uns et des autres dans l’Église, et un fonctionnement ordonné. Ceux qui sont appelés à assumer une responsabilité dans l’Église ont, bien évidemment, un rôle clé pour conduire ce processus. Mais, soulignera-t-on, jamais en imposant leur décision et leur choix.

L’Église est une « christocratie fraternelle », c’est-à-dire un peuple conduit par le Christ lui-même, agissant (conjointement) par la Parole et par l’Esprit

L’autorité de Christ par la Parole & l’Esprit

On mesure l’exigence d’une telle ecclésiologie en termes de maturité chrétienne ! Tous les membres sont appelés à participer, d’une manière ou d’une autre, à la conduite de l’Église. Cela signifie qu’il est impératif qu’ils puissent croître et grandir dans l’exercice de ce discernement. On mesure donc aussi l’importance de la vie communautaire, et de l’enseignement dans l’Église qu’il ne faudrait pas réduire à de petites exhortations pratiques pour « bien vivre sa semaine ». C’est la personne de Christ, révélée par l’Esprit et conduisant au Père qu’il convient d’offrir aux croyants à travers l’enseignement. Comprenant mieux qui est ce Dieu trinitaire et ce qu’Il fait lorsqu’Il parle à son peuple par l’Écriture, l’Église est ensuite invitée à saisir comment cette Parole active par l’Esprit peut non simplement être « appliquée » comme le serait un manuel d’éducation civique, mais être réellement « incorporée » dans nos vies. L’Écriture doit être le « script » qui permet aux chrétiens, individuellement et en Église, de se comprendre dans leur identité nouvelle pour la déployer, par l’Esprit Saint, dans des situations tout à fait concrètes d’aujourd’hui.

Mais si c’est bien ainsi, à travers la communauté même, que l’autorité de Christ est médiatisée dans l’Église, que reste-t-il encore de l’autorité des responsables, anciens ou pasteurs des Églises ? N’ont-ils pas une autorité « déléguée » pour conduire le peuple de Dieu ?

L’Écriture doit être le « script » qui permet aux chrétiens, individuellement et en Église, de se comprendre dans leur identité nouvelle pour la déployer, par l’Esprit Saint, dans des situations tout à fait concrètes d’aujourd’hui.

Définition subversive de l’autorité vs exercice abusif de l’autorité

Cette notion d’autorité, qui resurgit régulièrement dans les débats chrétiens sur l’Église, mérite d’être passée au filtre de la redéfinition que Jésus lui-même en donne. Mc 10.42‑45 : « 42 Jésus les appela, et leur dit: Vous savez que ceux qu’on regarde comme les chefs des nations les tyrannisent, et que les grands les dominent. 43 Il n’en est pas de même au milieu de vous. Mais quiconque veut être grand parmi vous, qu’il soit votre serviteur; 44 et quiconque veut être le premier parmi vous, qu’il soit l’esclave de tous. 45 Car le Fils de l’homme est venu, non pour être servi, mais pour servir et donner sa vie comme la rançon de plusieurs. »

Cette définition (subversive !) de l’autorité est fondée dans l’exemple de son exercice par Jésus lui-même (v.45), qui nous révèle, au final, les traits du Père. Comment Christ exerce-t-il son autorité ? En aimant et servant ! En aimant, au sens proprement chrétien du terme qui consiste à donner et se donner, ce que Jésus a fait par sa vie et sa mort (1 Jn 3.16). En servant l’Église, ce que Jésus fait en envoyant son Esprit qui lui-même fait des dons pour l’utilité commune et pour l’édification de ce corps qu’est l’Église. L’autorité, redéfinie à la manière de Jésus, consiste à servir comme Jésus, c’est-à-dire dans le même esprit (Mc 10.43-44)… Pour le responsable, cela signifie qu’il n’a en réalité d’autorité que dans la mesure où il sert (sinon, il exerce éventuellement son propre « pouvoir »). L’autorité au sein du peuple de Dieu reflète donc la manière dont Christ exerce la sienne, puisqu’elle doit servir l’Église, en étant à même d’équiper et libérer chaque croyant pour son propre service (Eph 4). Cette autorité a une dimension libératrice.

L’autorité, redéfinie à la manière de Jésus, consiste à servir comme Jésus, c’est-à-dire dans le même esprit

L’autorité de Christ chamboule notre pensée mondaine

Cette pensée, propre à l’une des traditions du mouvement évangélique, chamboule, me semble-t-il, un schéma implicite mais souvent bien présent dans les esprits : l’idée que l’autorité serait « quelque chose », un peu comme une « substance » qui serait partiellement donnée en s’atténuant du haut vers le bas, de Christ vers le pasteur puis le diacre puis, pour ce qu’il en reste, vers le chrétien. Le responsable de l’Église pourrait alors se revendiquer de cette « part d’autorité » personnelle, reçue comme un bien propre, pour mener à bien sa mission en exigeant au nom de cette « autorité » la soumission des membres de l’Église. Mais en la comprenant comme service, l’autorité n’est pas un « morceau » de l’autorité de Jésus, mais la manière dont se reflète, à l’échelle du disciple, et dans des relations de communion entre disciples, l’autorité de service du Christ. Elle implique bien un pouvoir, mais non plus un pouvoir « sur » l’Église et ses membres. C’est le pouvoir « de » la servir à l’image (modestement) de Christ, qui aide les membres et l’Église à reconnaître et saisir la pensée de Christ.

Ainsi, en matière de prédication de la Parole, cela implique que le serviteur de Dieu ne possède pas non plus l’autorité de la Parole. Il ne peut légitimement se servir de cette autorité pour imposer ses choix et ses instructions. Il est lui-même au service du Christ, donné par Dieu à l’Église, et au service de l’Église, en offrant Christ par la Parole. Son ministère ne consiste pas à affirmer l’autorité (la divinité ?) de son interprétation de l’Écriture, cette « idolâtrie herméneutique » (l’expression est de Kevin Vanhoozer) qui peut tenter le prédicateur, et qui rend certains chrétiens si sensibles à « l’autorité » de la prédication. Elle consiste à « servir » la Parole à l’Assemblée, pour elle, c’est-à-dire à permettre à Christ, par la puissance de l’Esprit, de s’offrir au croyant pour qu’il soit transformé, et plus à même d’incorporer la vie de Christ dans son existence… pour l’offrir ensuite au monde.

[L’autorité du prédicateur] consiste à « servir » la Parole à l’Assemblée, pour elle, c’est-à-dire à permettre à Christ, par la puissance de l’Esprit, de s’offrir au croyant pour qu’il soit transformé

L’Église est en effet elle-même « missionnée » pour porter Christ dans le monde et au monde, animée par la vie de l’Esprit. L’Église, dans le monde, ne possède pas non plus d’autorité en bien propre, sinon qu’elle sert Christ en servant le monde et en manifestant, au sein du monde, la puissance transformatrice de l’Esprit. La vie des chrétiens et de l’Église, libérée d’une autorité écrasante, est en réalité une interprétation de l’Écriture dans la plus grande liberté qu’est la soumission au Dieu humble qui se donne par son Fils et par l’Esprit…

 

Pour aller plus loin :

Cette réflexion est librement inspirée de plusieurs textes :

Fiddes, Paul, « Authority in Relations between Pastor and People: A Baptist Doctrine of Ministry », in Fiddes, Paul, Tracks and Traces, Milton Keynes, Paternoster, 2003

Nisus, Alain, « Sept thèses sur l’autorité dans l’Église », Les Cahiers de l’École Pastorale, 33, 1999

Nisus, Alain, « Autorité et gouvernement de l’Église : Le congrégationalisme revisité », Les Cahiers de l’École Pastorale, 72, 2009

Vanhoozer, « A Drama-of-Redemption Model », in S.N. Gundry, G.T. Meadors, ss dir. Fours views on Moving Beyond the Bible to Theology, Grand Rapids, Zondervan, 2009

 

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Après un parcours d’économiste, il s’est réorienté vers la théologie. Pasteur des CAEF, il est à présent Professeur assistant en théologie dogmatique à la FLTE. Jacques est marié et père de deux enfants.

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