Le débat sur l’avortement est un vieux débat, un peu laissé de côté dans notre pays, mais toujours très brûlant aux États-Unis. Dans ce dernier contexte, chaque position est devenue depuis longtemps une sorte de drapeau dans un affrontement qui dépasse largement la question elle-même. Je voudrais simplement souligner quelques points qui me semblent la plupart du temps négligés, en France comme aux États-Unis.
Chaque grand sujet éthique est complexe. Cela veut dire qu’il concerne tout un ensemble de questions qui se croisent et s’entremêlent. En ce qui concerne l’IVG, le drapeau choisi par chaque camp en est le symbole. Les « pro vie » s’opposent ainsi aux « pro choix ». On oppose donc la vie de l’embryon et la liberté de choix de la mère. Et on dresse ainsi, de chaque côté, un élément de la question contre un autre, au point de négliger complètement l’autre dimension…
Toute réflexion se fait sur un fond particulier. Ici, bien des choses dépendent de la manière dont on considère la nature de l’embryon. La complexité vient des convictions philosophiques ou religieuses préalables, qui influent largement sur les réponses qu’on donne à ces questions : l’embryon est-il un petit tas de cellules dans le corps de la mère ou le début d’une vie humaine portant déjà toute l’information de la personne qu’il deviendra ?
On oublie aussi parfois de préciser la question qui nous occupe. Pense-t-on au comportement qui est en cohérence avec la foi chrétienne ou à un projet de loi qui a pour but de s’appliquer à la société dans son ensemble ? Certains chrétiens pourraient penser que poser cette question revient déjà à s’éloigner de la foi. Ce qui est conforme à la volonté de Dieu devrait s’appliquer à tous. Mais cela reviendrait à s’éloigner de la démocratie et à envisager une sorte de dictature religieuse comme on en connaît ailleurs. La loi de l’Ancien Testament elle-même ne va pas dans ce sens. Jésus rappelle que l’organisation du divorce dans la loi n’est pas l’expression de la volonté parfaite de Dieu, mais la prise en compte de « la dureté du cœur des êtres humains » (Mt 19) en vue d’une société compatible avec les conséquences du péché.
On doit donc distinguer entre ce qui concerne la personne engagée à la suite du Christ, l’éthique chrétienne proprement dite, et notre attitude dans des grands choix de société qui relève de l’éthique sociale. Le christianisme a toujours, depuis l’Empire romain jusqu’au milieu du 20ème siècle, condamné la pratique de l’avortement. Mais c’est une chose de refuser pour soi tout recours à l’avortement à cause de notre foi, c’en est une autre que de vouloir imposer des lois contre l’avis de la majorité.
On a parfois l’impression de résoudre un problème en imposant une solution. Malheureusement il arrive fréquemment qu’une tentative de solution suscite bien d’autres problèmes que l’on n’avait pas prévus. L’exemple américain de la prohibition est parlant. Lutter contre l’alcoolisme était légitime. Interdire la consommation d’alcool pouvait sembler une solution radicale et courageuse. Malheureusement les conséquences ont été telles que la loi a dû être abolie.
Essayons de réfléchir aux conséquences des deux solutions proposées actuellement en ce qui concerne l’IVG : son interdiction totale pour les uns ou, au contraire, son inscription dans la constitution pour les autres.
Les raisons qui avaient poussé au changement de la loi sous l’inspiration de Simone Veil n’étaient pas idéologiques. La prise de conscience dans l’opinion publique de la détresse de certaines femmes et leurs tentatives pour trouver des solutions rendaient la loi ancienne inacceptable. Le fait que des pays proches comme la Suisse ou le Royaume-Uni avaient légalisé l’IVG permettait à des personnes aisées de pratiquer l’avortement dans des conditions médicalement bonnes en passant une frontière. Quant aux autres femmes qui ne pouvaient pas se permettre cette solution, elles en cherchaient d’autres souvent dangereuses et bien sûr hors de la légalité. Pour qu’une loi, en tout cas en régime démocratique, puisse avoir un sens, il faut qu’une grande partie de la population y adhère et la reconnaisse comme légitime. L’opinion actuelle, en France, est bien plus acquise à l’IVG que par le passé. Mais on voit bien que, même aux États-Unis, l’interdiction radicale de l’IVG n’est pas perçue comme conforme à l’opinion majoritaire, mais comme le coup de force juridique d’une partie de la population contre une autre.
À l’inverse, vouloir « sanctuariser » le droit à l’IVG en l’inscrivant dans la constitution, alors que rien ne le nécessite puisqu’il est largement accepté, revient à considérer qu’il est au-dessus de tout débat. C’est imposer le silence autour de ce droit « sacré ». Cela vient à la suite de toute une évolution qui a systématiquement réduit l’encadrement d’une loi qui visait alors à répondre à des situations de détresse.
Dans l’intention initiale de la loi, on gardait conscience que l’élimination de l’embryon, qui devait devenir un être humain, n’était pas un acte moralement neutre. Or tout un courant a travaillé à banaliser cet acte, allant jusqu’à nier que, pour la femme elle-même, il ne s’agissait pas d’un acte anodin. Le mot de « détresse » même a été rejeté au profit du simple exercice d’un droit. Cela a pour conséquence de maintenir le nombre des avortements à un niveau stable au lieu de chercher à développer les conditions qui pourraient permettre de limiter le recours à l’IVG. Éducation, contraception, accompagnement social, tout cela devient secondaire puisque la lutte porte sur le seul droit à l’IVG en supprimant petit à petit toutes les limites qui soulignaient encore que cet acte était grave.
On se trouve ainsi au cœur d’une opposition passionnée qui manifeste non seulement la volonté de ne tenir compte que d’un aspect de la réalité, mais une sorte d’aveuglement, une incapacité à voir, à comprendre ce que porte la personne de conviction différente. Peut-être sommes-nous ici devant la manifestation de l’incapacité de nos démocraties à dialoguer et à respecter l’autre. La passion et la radicalité des uns stimulent et accentuent la passion et la radicalité des autres. Les chrétiens ne devraient-ils pas s’appliquer à vivre selon les convictions qui sont les leurs, à les présenter aux autres dans le cadre de la liberté d’expression, et à accepter que la loi corresponde, à cause de la dureté de notre cœur, à ce que la plus grande partie de la société peut accepter, en respectant autant que possible, les réticences ou les convictions de la minorité ?
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