Porter une parole commune sur les questions sociales entre évangéliques d’horizons différents : est-ce possible ? Dans la première partie de cet article, nous nous sommes interrogés sur l’utilité des déclarations sur l’engagement des chrétiens dans la société. Dans leur façon de se positionner sur les questions sociales en général et sur l’action face à la pauvreté en particulier, les évangéliques prennent des orientations théologiques et pratiques parfois très différentes. Peuvent-ils porter une parole commune sur ces sujets ?
La réponse à la question posée par le titre de cet article pourrait se résumer ainsi : «Oui… à condition… »
Dans un article écrit à son retour du congrès de Lausanne (1974), Henri Blocher commentait le type d’accord obtenu sur la responsabilité sociale du chrétien :
“En soulignant l’accord exprimé par ces textes, nous ne nous dissimulons pas qu’il était relativement facile, là encore à cause de la généralité des principes affirmés. S’il avait fallu préciser davantage comment le chrétien est appelé à refléter la justice du Royaume dans son comportement politique, et quelles sont les causes particulières, comme les meilleurs remèdes, des maux évidents de nos sociétés, gageons que de sérieuses divergences seraient apparues” [1].
L’un des moyens de porter une parole commune consiste à énoncer des généralités. Et les généralités sont parfois bonnes et importantes à dire ! Une généralité n’est pas forcément creuse. Quand la Déclaration de Lausanne affirme que « l’évangélisation et l’engagement sociopolitique font tous deux partie de notre devoir chrétien », elle formule une généralité qui peut être interprétée de bien des manières. Mais quelle force dans cette affirmation d’une déclaration qui a permis un très large consensus parmi les évangéliques !
Les généralités sont parfois bonnes et importantes à dire ! Une généralité n’est pas forcément creuse.
Une généralité est appelée à être développée, précisée, illustrée, mise en pratique. Elle peut être traduite de façons diverses selon les contextes et les théologies. Il s’agit d’accepter de distinguer les lieux où on va au bout de sa pensée et de ses convictions et les lieux où on ne dit qu’une partie, importante mais limitée, de ce qu’on veut dire. C’est dans cette dernière catégorie que se logera une parole pleinement commune ou largement commune.
Si on ne peut pas tout dire ensemble, que peut-on dire ensemble ?
Un texte de la commission d’éthique protestante évangélique propose une distinction entre éthique et technique . Les principes qui peuvent guider une éthique sociale évangélique seraient, d’après ce texte :
Sur ces principes, un large consensus devrait pouvoir se trouver – même si une unanimité totale n’est pas toujours réalisable.
Sur la manière de traduire ces principes dans la pratique, des positions variées sont possibles et même parfois légitimes. Par exemple, tous les chrétiens pourraient s’accorder sur l’importance d’une attention particulière pour les petits et les pauvres, même si le débat reste ouvert sur les rôles respectifs des individus, de l’État, du secteur associatif, des Églises, des entreprises, du marché, etc. dans la réduction de la pauvreté.
Sur la manière de traduire ces principes dans la pratique, des positions variées sont possibles et même parfois légitimes.
De façon similaire, la déclaration de la NAE (National Association of Evangelicals, USA) sur la responsabilité civique explique que nous pouvons ne pas toujours être d’accord sur les pratiques à adopter tout en ayant des vocations et des engagements communs. Elle évoque aussi de grandes figures du passé (Wilberforce, les Booth, etc.) en soulignant que « leur passion et leur sacrifice nous inspirent pour un engagement créatif, même si nous ne pouvons pas toujours être d’accord sur les pratiques à adopter ».
L’un des intérêts d’un texte comme celui de la NAE, c’est qu’il provient d’un pays (les États-Unis) où les évangéliques sont nombreux et où de multiples courants, parfois sensiblement divergents, ont développé leurs positions sur les questions sociales.
Par exemple : on peut dire (en simplifiant) que parmi les évangéliques, certains bâtissent leur éthique sociale en s’appuyant fortement sur les doctrines de la création, de la providence, de la grâce commune, voire de la loi naturelle. D’autres soulignent plutôt le thème du Royaume et veulent rattacher l’engagement social de façon plus directe à Jésus, à sa seigneurie universelle et au plan de rédemption qui comprend des aspects cosmiques.
Porter une parole commune sur ces sujets va impliquer de prendre en compte le plus possible les perspectives des autres et de faire le maximum pour trouver dans la pensée de l’autre ce que je peux accepter – même si je ne l’aurais pas forcément dit comme cela ou que je ne l’aurais pas autant mis en avant que lui.
Porter une parole commune sur ces sujets va impliquer de prendre en compte le plus possible les perspectives des autres.
C’est ainsi que le texte de la NAE ou la Déclaration de Lausanne enracinent la responsabilité sociale ou l’engagement civique des chrétiens à la fois dans la création et dans la venue du Royaume.
Ne nous faisons pas d’illusions : un tel exercice ne va pas sans un peu de flou artistique sur l’articulation entre les thèses ainsi affirmées côte à côte. Ce qui est énoncé ne sera pas pleinement satisfaisant pour les théologiens les plus conséquents – et sera trop inconfortable pour que certains acceptent de s’y retrouver. Mais l’effort d’écoute et de prise en compte de perspectives diverses en vaut vraiment la peine.
Il est possible de porter une parole largement commune sur les questions sociales entre évangéliques d’horizons différents, à condition d’accepter les limites de l’exercice. Nous n’arriverons pas à tout dire tous ensemble, mais cela ne signifie pas que nous n’aurons aucune parole commune. Et qui sait si, en apprenant à mieux nous connaître et à davantage avancer ensemble, les limites de notre parole commune ne pourraient pas être repoussées ?
[1] Henri BLOCHER, « La théologie de Lausanne », in Ichthus, n°45, 1974, p.12.
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