Je suis régulièrement interpellé par l’usage d’un adjectif, extrêmement prisé dans les discussions au sein du monde évangélique au point d’être parfois une sorte de « sésame » : l’adjectif « biblique ». Y recourir permet d’adosser sa proposition à une autorité sensée être incontestée dans ce microcosme… Si vous avez convaincu votre auditeur que vous tenez une thèse « biblique », vous avez gagné ! Inversement, laisser entendre que la position de votre interlocuteur n’est pas vraiment « biblique », c’est le priver de toute crédibilité. On entend d’ailleurs parfois des enseignants chrétiens revendiquer n’enseigner « rien d’autre que la Bible ». Un article récent, sur ce même blog, cherche à promouvoir une spiritualité qui se revendique « biblique ». C’est dans un sens tout à fait normal, puisque les évangéliques considèrent la Bible comme seule autorité en matière de vie et de foi, permettant de poser un jugement sur toute proposition concernant ces domaines. Rien de plus normal donc…
On entend parfois des enseignants chrétiens revendiquer n’enseigner « rien d’autre que la Bible ».
Pour autant, quelque chose interroge dans l’usage de cet adjectif… Mais quoi ?
Le désir de développer une « foi biblique » est résolument une méthode tout à fait biblique… Désolé, on ne se refait pas, je suis bien un évangélique ! Cette approche est « biblique » au sens où les auteurs de l’Écriture eux-mêmes recourent à l’Écriture pour appuyer leurs propos.
… les auteurs de l’Écriture eux-mêmes recourent à l’Écriture pour appuyer leurs propos.
Le Nouveau Testament, en particulier, peut se lire comme un vaste commentaire de l’Ancien Testament, rempli de très nombreuses citations directes, mais aussi plus largement d’allusions à la loi et aux prophètes. Plus encore, il est réellement « imbibé » du langage et de l’univers de l’Ancien Testament. C’est d’ailleurs un élément important de la démarche réformatrice au 16è siècle que d’avoir voulu revenir à un langage plus « biblique » pour exprimer les vérités de foi chrétienne. Le langage de la scolastique, encore très habité par l’Écriture chez saint Thomas, est devenu, au fur et à mesure des développements, plus autonome, marqué par la grande synthèse philosophico-théologique entre la foi chrétienne et la conceptualité aristotélicienne en particulier (une approche corrigée à Vatican II, notamment).
Et pourtant, il faut admettre que le langage « biblique » s’est lui-même parfois autonomisé de l’Écriture… Et dans un sens, c’est normal aussi. L’usage d’un terme dans des conditions nouvelles peut en modifier les connotations, sinon le sens. Par exemple, la « sanctification » évoque généralement pour les chrétiens issus du protestantisme le progrès dans la vie chrétienne. Il désigne le développement de la sainteté, la lutte – souvent coûteuse, mais ô combien nécessaire – contre le péché. Cela ne correspond pas forcément, et de loin, à tous les usages « bibliques » du terme « sanctification »… Ce n’est pas très grave, tant qu’on en est conscient ! Autrement dit, ce qui est biblique, c’est ce qui est conforme aux principes de l’Écriture, pas forcément aux mots qu’elle emploie. Et inversement, il ne suffit pas d’employer les mots « bibliques » pour que la pensée le soit… Il faut donc préciser dans quel sens une pensée ou conviction est « biblique ».
…il ne suffit pas d’employer les mots « bibliques » pour que la pensée le soit
De même, nous pensons à « l’édification » comme la construction intérieure de la foi personnelle, quand on entend par exemple : « ce message m’a édifié »… Alors que la quasi-totalité des usages néo-testamentaires du terme (et de l’image de construction qu’il implique) porte sur la construction d’un édifice qui est d’abord l’Église, impliquant interaction, mutualité, réciprocité (dans l’altérité), communion (sans en nier la dimension personnelle)… Tiens ! On note ici que le développement d’une culture plus concernée par l’individu influence notre compréhension « biblique » de la foi ! Je ne parle même pas « d’individualisme », qui pourrait être connoté négativement. Je parle simplement de l’attention croissante, entre autres sous l’effet du développement de la réflexion chrétienne, accordée à la « personne » et à la foi « personnelle », dont l’individualisme pourrait être une version dévoyée.
…le développement d’une culture plus concernée par l’individu influence notre compréhension « biblique » de la foi !
Dans un culte auquel je participais un dimanche, un intervenant avait décidé de lire un extrait d’une épître de Paul en changeant les « vous » par des « tu »… Intéressant… On ne lit plus le texte de la même manière. Je laisse ici la discussion sur la légitimité – ou les conditions de légitimité – d’une telle démarche, mais l’on commence un peu à discerner que, si le cœur des discussions peut légitimement se concentrer sur ce qui est « biblique » et ce qui ne l’est pas, on ne peut y arriver honnêtement sans avoir, au préalable, assumé quelques prises de conscience sur les puissants « filtres automatiques » préalablement posés qui accueillent cette parole… Nous croyons que l’Écriture, inspirée et animée par l’Esprit, transforme les cœurs et conduit à réformer les pratiques. Mais il ne faudrait pas que cette confiance dans la réelle puissance de la Parole nous serve de paravent pour éviter d’affronter certaines réalités dans notre rapport à l’Écriture… En effet, nous oublions parfois que nos cœurs, nos structures profondes, informent également notre réception de la Parole, et parfois la déforment sans que nous en ayons vraiment conscience.
nous oublions parfois que nos cœurs, nos structures profondes, informent également notre réception de la Parole, et parfois la déforment sans que nous en ayons vraiment conscience.
Nous recevons le texte biblique à travers ces filtres (personnels et collectifs) qu’il est important de reconnaître, pour en évaluer la légitimité, l’éventuel pouvoir déformant sur notre compréhension de l’Écriture, et ses effets sur notre aptitude à les soumettre réellement au pouvoir Réformateur de l’Écriture… On en reparlera ! Mais la prochaine fois que vous entendez l’adjectif biblique utilisé pour qualifier une affirmation, interrogez-vous : en quoi ? Pourquoi cette évidence s’impose-t-elle à moi ?
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