Jefta Compaijen[1], éducateur spécialisé, met en évidence la réalité de la toute-puissance chez les éducateurs et enseignants. Pour expliquer ce mécanisme, il s’intéresse aux amis de Job, venus par compassion. « Au fur et à mesure qu’ils avancent, on observe que les amis ne s’intéressent plus à Job (…) Ils l’accusent, l’humilient et lui disent ce qu’il doit croire et faire (…) La toute-puissance se situe à cet endroit : les amis ont perdu de vue Job et ses difficultés et se concentrent uniquement sur leur vision de la situation (…) La toute-puissance peut se manifester en parlant à la place de l’autre, en nous appuyant seulement sur notre interprétation d’une situation. Il s’agit d’imposer notre opinion, notre vécu et notre vision de l’autre à l’autre. »
Il me semble que cette illusion de la « toute puissance » existe aussi dans le ministère pastoral (et elle existe chez moi, sans l’ombre d’un doute). En effet, le pasteur est sollicité pour de nombreux accompagnements, pour des visites et des conseils. Il est aussi une personne d’écoute, bienveillante, avec un fort capital de sympathie, à qui on va facilement se livrer. D’autant plus qu’il est parfois considéré comme l’homme de Dieu, dont la prière est particulièrement efficace, qui connaît la Bible ou possède la connaissance théologique. Il devrait donc avoir LA réponse « biblique » au problème rencontré. Il faut bien admettre qu’il y a quelque chose de très flatteur dans de telles sollicitations. Or précisément, la « toute-puissance » n’est rien d’autre qu’une « faille narcissique », qui, si elle n’est pas conscientisée puis gérée, peut poser de nombreuses difficultés…
La toute-puissance peut se manifester en parlant à la place de l’autre, en nous appuyant seulement sur notre interprétation d’une situation. Il s’agit d’imposer notre opinion, notre vécu et notre vision de l’autre à l’autre.
- Quelle est la qualité de l’écoute du pasteur qui pense connaître la situation, parfois avant même d’avoir écouté la personne ? L’écoute nécessite de faire taire ses a priori, ses propres croyances et vécus, pour pouvoir réellement comprendre ce qui est dit[2].
- La personne qui vient voir le pasteur n’attend pas forcément une réponse, mais elle cherche d’abord une écoute. Or, le pasteur, symboliquement, représente Dieu. La personne cherche donc à se raconter devant Dieu. Lui donner des réponses toutes faites empêche que se produise ce pourquoi la personne est venue.
- La Bible serait elle un livre de recettes à appliquer pour ne plus connaître de difficultés personnelles ? Certains des contemporains Jésus-Christ ont été critiqués vertement pour avoir utilisé la Parole de la sorte.
La Bible serait elle un livre de recettes à appliquer pour ne plus connaître de difficultés personnelles ?
- Ne se trouve-t-on pas devant une prétention illusoire à la connaissance qui, de plus, se double d’une pensée figée ? Une personne qui fonctionne sur le mode de la toute-puissance est incapable de sortir de la dimension imaginaire. « La personne toute-puissante pense posséder la vérité et aura tendance à invalider toute autre perception, à prétendre que la sienne […] est La Vérité[3]».
- Le fait de répondre en tant que « sachant » ne cache-t-il pas une forme d’orgueil ? Le pasteur pourrait amener la personne à réfléchir par elle-même, lui donner des clés de compréhension de la Bible pour qu’elle chemine elle-même et qu’elle devienne un alter ego, au risque pour le pasteur de perdre la toute-puissance. Dire LA solution, n’est ce pas une manière de rester celui qui sait ? Laisser l’autre dans le besoin du pasteur rend celui-ci ainsi indispensable.
- Pour que la toute-puissance s’exprime, il faut « chosifier » l’autre, qui devient donc nécessaire pour que le pasteur tout puissant existe ; mais cet autre n’existe pas en tant que sujet. L’autre devient pour le pasteur la raison de SON appel, de SON ministère et de SA vocation… justifiant par la même son salaire, et renforçant ainsi son noyau narcissique…
- Le choix vocationnel du travail pastoral peut-il être une fuite ? Pour ne pas être confronté à ses propres difficultés, le pasteur va se focaliser sur les difficultés de l’autre à qui il offrira des solutions. Il pourrait même vivre par procuration en transférant ce que lui-même n’est pas en mesure de faire ! Cette aspiration cache peut-être une quête identitaire non résolue…
- Comment réagira le pasteur tout-puissant si une autre personne compétente arrive dans l’Église ? Car la personne qui fonctionne dans la toute-puissance vit ses relations dans un mode de concurrence.
Comment réagira le pasteur tout-puissant si une autre personne compétente arrive dans l’Église ?
- Que se passe-t-il quand il n’a pas de solution ? Ne pas avoir de réponse toute faite, être impuissant face à la souffrance, est très inconfortable et ramène le pasteur tout-puissant à ses propres limites.
- Ce besoin de tout maîtriser, même l’autre, n’est-il pas mû par la peur ? Car ne pas contrôler, c’est laisser une possibilité que tout ne soit pas dans la perfection que le pasteur a imaginée, ce qui le renvoie à nouveau à sa propre finitude.
- Que se passera-t-il quand le pasteur ne pourra plus aider les autres ? Car si les membres attribuent au pasteur une certaine « aura », il sera très sollicité et deviendra prisonnier d’obligations et de devoirs jusqu’à s’écrouler d’épuisement.
- Le pasteur tout-puissant ne prend-il pas la place de Celui qu’il prétend justement servir ? La toute-puissance ramène à l’orgueil inhérent à tous les humains, depuis la chute de Genèse 3.
Le pasteur tout-puissant ne prend-il pas la place de Celui qu’il prétend justement servir ?
Ce n’est qu’en réalisant ses limites, conscient de ses propres luttes et de ses tiraillements internes, que le pasteur pourra, dans l’écoute, poser une parole de vie et d’espérance, une parole biblique qui fasse sens ; une parole non produite par sa propre puissance, mais une parole de grâce qui lui sera donnée par Dieu.
[1] COMPAIJEN Jefta, « De la toute-puissance à l’humilité. Se décentrer de soi pour mieux accueillir l’autre », in EMPAN 2007/4
[2] Pour une approche très pratique, Pratiquer l’écoute active, coll, Demos éditions, 2010.
[3] COMPAIJEN Jefta, « De la toute-puissance à l’humilité. Se décentrer de soi pour mieux accueillir l’autre », in EMPAN 2007/4