Le développement des cultes évangéliques en « live » sur le web interroge : vivons-nous durant cette période des « vrais cultes » (avec d’autres moyens), ou s’agit-il plutôt de « substituts », utiles et nécessaires, mais qui ne peuvent prétendre à remplacer simplement le rassemblement communautaire ? Y-a-t-il un sens théologique au rassemblement concret des croyants en un même lieu ? Cette question mérite d’autant plus d’être creusée qu’au prix du mètre carré, la pertinence de l’investissement dans un lieu de culte en serait forcément affectée. La question de la Cène nous offre une porte d’entrée dans cette réflexion.
Réfléchir sur nos pratiques
La période de confinement a conduit les Églises à s’adapter très vite aux contraintes qui s’imposaient pour freiner la pandémie. Elles l’ont fait avec beaucoup de créativité, et l’on constate qu’elles ont souvent non seulement pu maintenir, mais renforcer les relations fraternelles. La technologie s’est avérée être à ce titre une source de bénédiction, permettant de vivre des aspects de l’Église en l’absence de regroupement physique. Certaines d’entre elles ont choisi de maintenir, en les adaptant, tous les éléments du culte, y compris la Cène. Sans prétendre que ces formules soient équivalentes au rassemblement « géographique », beaucoup témoignent qu’ils vivent finalement quelque chose d’assez proche du culte classique dans l’expression de la communion fraternelle. Un « vrai culte », en tout cas !
La technologie s’est avérée être à ce titre une source de bénédiction, permettant de vivre des aspects de l’Église en l’absence de regroupement physique
Cette réalité très réjouissante requiert néanmoins d’être réfléchie théologiquement. En effet, l’expérience que nous faisons (bonne ou moins bonne) ne détermine pas le caractère approprié d’une pratique de l’Église. L’Église, en version « confinée », nous amène à revenir à notre ecclésiologie, et, plus largement, à notre théologie, souvent plus implicite qu’explicite dans nos pratiques ecclésiales. Je vous livre ici quelques questionnements que suscite la pratique de la « Zoom-Cène ».
L’expérience que nous faisons ne détermine pas le caractère approprié d’une pratique de l’Église
Une théologie du corps
Le confinement a fait apparaître avec une certaine intensité ce qu’il y a de précieux dans le rassemblement des croyants, et la soif de « communion fraternelle ». À ce titre, cette période nous confronte à un « manque », qui a certainement des vertus pédagogiques, puisque l’on peut parfois sous-estimer cette réalité dans la vie ordinaire de l’Église. Pour autant, ce ressenti nous renvoie, plus fondamentalement, à notre existence personnelle dans un corps physique, notre corps, mais aussi dans un corps collectif, ou communautaire, l’Église. Le nom même d’Église, probablement repris de la qahal YHWH de l’Ancien Testament, « l’assemblée du peuple », nous rappelle que le rassemblement concret des croyants est essentiel à l’Église, même s’il n’est pas le tout de l’Église.
L’Église est certainement une réalité « spirituelle », mais si le « spirituel » se distingue du « physique », ou du « matériel », il ne s’y oppose pas et ne s’en sépare pas. Notre condition d’hommes et de femmes est d’être dans un corps, et dans une communauté. Et, faut-il le noter, l’espérance chrétienne est de vivre un jour dans un corps renouvelé au sein d’une communauté transformée sur une terre restaurée. L’Église exprime d’ailleurs par le « Maranatha ! » l’attente du retour de Jésus, et le manque lié à son absence « physique ». Ce qui est spirituel est non seulement très réel, mais s’ancre très concrètement dans les (bonnes) conditions de notre humanité que sont la corporalité individuelle et la corporalité de l’existence communautaire (à différents niveaux). Le salut en Jésus-Christ ne nous extrait pas de ces conditions, et ne les transcende que dans le sens d’une « spiritualisation » de nos corps, c’est-à-dire d’une mise à disposition de tout notre être au service de Celui que nous avons reconnu comme le Seigneur, et qui règne aujourd’hui dans son propre corps (glorifié) sur son corps (rassemblé) qu’est l’Église. Comme le dit Colossiens 2.17, « la réalité, c’est le corps du Christ ! »
Ce qui est spirituel est non seulement très réel, mais s’ancre très concrètement dans les (bonnes) conditions de notre humanité que sont la corporalité individuelle et la corporalité de l’existence communautaire
La corporalité est importante en théologie, et fait partie intégrante de notre compréhension de ce que Dieu a fait en Jésus-Christ, de ce qu’il veut faire par l’Évangile proclamé, et de ce qu’il réalise au sein de Son Église. Il est nécessaire d’avoir une bonne théologie du corps, qui ne concerne pas que l’éthique (familiale, sexuelle), mais toutes les dimensions « incorporées » de notre salut.
Il est nécessaire d’avoir une bonne théologie du corps, qui ne concerne pas que l’éthique (familiale, sexuelle), mais toutes les dimensions « incorporées » de notre salut
Lien avec la question de la Cène
La pratique (ou pas) d’une Cène en situation de confinement nous ramène à cette réalité. La communauté « numérique », « virtuelle » que l’on peut réaliser par la technologie nous interroge sur ce point. Dans la vie courante, il est généralement admis que les réunions virtuelles ne peuvent jamais totalement remplacer les rencontres « physiques ». Elles s’y substituent commodément sur certains aspects, mais « ce n’est pas la même chose », sans qu’on puisse toujours décrire « en quoi » consiste la différence, sinon que la rencontre des personnes présente un caractère unique et donc irremplaçable. En ce sens, l’idée d’un « corps collectif virtuel » n’est pas pleinement satisfaisante : il reste ce manque, propre à notre humanité, lié au caractère irréductible de ce qui se joue dans la proximité physique. Il n’y a aucune raison de penser que la réalité spirituelle puisse s’abstraire de nos (bonnes) conditions d’humanité.
Il n’y a aucune raison de penser que la réalité spirituelle puisse s’abstraire de nos (bonnes) conditions d’humanité
La question de la Cène numérique ne bute-t-elle pas sur ce fait ? Elle nous renvoie inévitablement à cette « matérialité » de notre condition : du pain, du vin, partagés par une communauté dans une unité de temps et de lieu. Le morceau de pain, la gorgée de vin consommés chacun dans son salon correspondent-ils à cette réalité concrète du corps ? Il ne suffit pas de dire que la communion est « spirituelle », si notre « spiritualité » s’ancre si obstinément dans notre corporalité. Il faut donc s’interroger sur l’équivalence entre une communauté « virtuelle » et une communauté « spirituelle » dont les corps, seraient, justement, privés de cette unité de lieu, dont l’expérience commune rappelle l’importance. Ne serait-on pas dans un déni de réalité, le rassemblement de ce corps s’avérant justement ce qui s’avère impossible en ces temps ? Nous sommes renvoyés à la réalité du manque, qu’il serait alors préférable d’accueillir en tant que tel, sans prétendre le surmonter par une spiritualité transcendée en code informatique.
Ne serait-on pas dans un déni de réalité, le rassemblement de ce corps s’avérant justement ce qui s’avère impossible en ces temps ?
Quelle théologie de la Cène ?
Mais plus largement, il semble que la proposition d’une Cène virtuelle interroge notre théologie de la Cène elle-même. Dans les Églises évangéliques, très souvent, on insiste (non sans un brin d’anti-catholicisme) pour dire que les éléments sont « symboliques », et qu’ils ne se « transforment pas ». Le caractère « symbolique » du pain et du vin est indéniable, mais est-il juste de réduire la Cène à cette dimension symbolique ? La Cène ne fait-elle rien d’autre que de « mimer » quelque chose qui est dit et répété dans les prédications, à savoir, la vie du Christ livrée pour notre salut, et les bienfaits qui en découlent ? Ce n’est pas peu de choses, mais cela justifie-t-il que le Seigneur ait laissé l’ordre de célébrer la Cène ? Ne renvoie-t-elle pas plus profondément, par la matérialité des éléments, à la réalité corporelle de l’existence spirituelle, personnelle et communautaire ?
Le caractère « symbolique » du pain et du vin est indéniable, mais est-il juste de réduire la Cène à cette dimension symbolique ?
Dans cet acte (« enactement », en anglais, rend mieux l’idée) accompli en Église, la présentation du pain et du vin, la prière, la distribution et la manducation du pain (et du vin) n’impliquent-elles pas une « communion » (participation, koinonia 1 Co 10.16-17) tout à fait concrète au peuple-corps de Christ constitué par l’Esprit à partir du corps brisé de Christ (voir « la nouvelle alliance en mon sang » Lc 22.20 ; 1 Co 11.25) ? L’histoire nous a peut-être distraits en nous focalisant sur la question d’une « transformation » des éléments, d’une opération marquée par une forme de « causalité », d’une « absorption physique » et individuelle de la grâce. La Cène parle du « corps » de l’Église, très réellement « présenté » dans ce « manger et boire ensemble », dans lequel Christ est véritablement présent et se donne réellement comme nourriture. Après la dispersion, les membres de l’Église sont envoyés dans le monde enrichis de cette nourriture proprement spirituelle, mais reçue dans la corporalité (personnelle et communautaire) et la matérialité de la présentation, la distribution et la manducation du pain et du vin…
La Cène parle du « corps » de l’Église, très réellement « présenté » dans ce « manger et boire ensemble », dans lequel Christ est véritablement présent et se donne réellement comme nourriture.
Vous l’avez compris, je plaide pour une suspension de la Cène durant cette période de confinement. Je crois que cette abstinence, théologiquement juste, nous renvoie à l’impossibilité de vivre réellement et pleinement (et de façon « existentielle ») la richesse de l’Église durant le confinement, sans nous priver pour autant de la promesse qui s’y attache, la présence de Dieu par l’Esprit-Saint en chacun de ses enfants.
Lire un autre point de vue sur le même sujet : Paul Efona, “Partager la Cène via Zoom”
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