Le chrétien qui s’interroge sur sa vocation, sur ce que le Seigneur attend de lui et sur la mission qu’il lui confie, autrement dit sur ce qui va s’écrire sur la prochaine page de sa vie, se trouvera plus ou moins inévitablement, à un moment ou à un autre, face aux divers récits d’appel de la Bible. Celui des premiers disciples de Jésus, bien connu et stratégiquement placé au début du Nouveau Testament, a des chances d’être le premier contact : Simon, André, Jacques et Jean, en Matthieu 4.18-22 ; Marc 1.16-20 et Lc 5.1-11 (version légèrement différente) ; Matthieu/Lévi en Matthieu 9.9 ; Marc 2.13-14 ; Luc 5.27-28 (voir aussi les récits de Jean 1.35-51, très différents).
Dans une démarche chrétienne de discernement des vocations, ces récits peuvent-ils nous servir ou sont-ils en dehors du champ de l’expérience chrétienne ordinaire ?
Ces récits évangéliques de vocation, il faut le reconnaître, sont brefs et donc troublants. Jésus passe, voit et appelle ; les disciples cessent ce qu’ils sont en train de faire, laissent travail et parents, et le suivent sans un mot.
Le portrait frappant de ces vocations est renforcé par la comparaison avec les hésitations et les erreurs d’autres candidats, en Matthieu 8.18-22 et Luc 9.57-60 (le « scribe enthousiaste » et le « disciple réticent »). Dans le récit, une fois ces hésitations et erreurs passées, le modèle originel (de Mt 4/Mc 1) est réaffirmé avec le cas de Matthieu (ou Lévi ; Mt 9.9 ; Mc 2.13-14 ; Lc 5.27-28), qui se lève de son bureau des taxes et laisse son travail, en réponse immédiate et silencieuse à l’appel de Jésus.
On peut difficilement dire que ce que vivent les disciples à cet instant correspond uniquement à ce que nous appelons « conversion », car Jésus fait cette promesse : « je ferai de vous des pêcheurs d’hommes », ce qui implique une mission. Certes, ces catégories sont difficiles à appliquer aux récits d’appel des évangiles, mais il me semble préférable de garder à cet appel le sens le plus ouvert possible. On peut peut-être d’ailleurs suggérer que ces récits lient conversion et vocation : les futurs disciples sont convertis pour… une mission (ce sera d’ailleurs aussi le cas pour Paul, Ga 1). Toujours est-il que les disciples appelés passent d’une vie indépendante de Jésus à une vie à sa suite, qui a la force d’une vocation. En raccourci, en quatre versets, c’est d’un changement de vie et d’activité qu’il est question, donc bien d’une vocation.
On pourrait suggérer, et cela résoudrait le problème, que ce qui vaut pour les Douze ne vaut pas pour nous. Et donc que les récits de vocation de Matthieu 4 et parallèles nous sont donnés pour nous montrer comment les apôtres, sous l’autorité de qui a été rédigé le Nouveau Testament, ont rencontré Jésus et sont entrés dans son sillage.
C’est en effet de cela que parlent ces récits évangéliques, mais ne pas envisager, ensuite, une autre application, serait oublier comment fonctionnent les histoires. Les récits sont faits de péripéties et de personnages, et les lecteurs, qu’ils soient enfants ou adultes, s’y laissent prendre, en particulier en se positionnant par rapport aux personnages.
Pour les lecteurs chrétiens de l’évangile, les disciples suscitent inévitablement un désir d’identification ; pour ces mêmes lecteurs chrétiens, Pilate se lavant les mains suscitera la distanciation ou la gêne, face à quelqu’un qui n’a pas le courage de ses opinions et qui laisse condamner un juste. Et ce n’est pas par hasard : les récits bibliques ont cette fonction : appeler au positionnement, en particulier par l’identification. Le fonctionnement des récits est évidemment plus complexe, mais on peut au moins signaler ce phénomène : les lecteurs chrétiens vont se positionner par rapport aux disciples appelés par Jésus, soit par simple identification (comme eux, nous suivons Jésus), soit par désir d’identification (comme eux nous voulons suivre Jésus ou nous voudrions répondre à son appel aussi clairement qu’eux), soit par interrogation (qu’en est-il de notre appel ?).
Comme c’est souvent le cas dans les récits, l’épisode est raccourci et schématisé. Mais cette vocation schématisée communique un message fort : l’initiative de l’appel revient à Jésus ; c’est dans l’ordinaire des activités de ses disciples qu’il les appelle ; le suivre suppose un attachement sans réserve, qui produit des effets sur les relations et les activités habituelles ; l’action qui vient après l’appel (pêcheur d’hommes) n’est peut-être pas sans rapport avec l’activité antérieure (pêcheur de poissons), mais le rapport entre les deux est à définir…
Ce message étant entendu, il reste que l’événement qui se produit dans ces récits d’appel est très mystérieux. On voit mal comment expliquer ce qui pousse les disciples à se lever et à suivre Jésus, sans hésitation, sans question, sans précision. On peut évidemment chercher à expliquer le mystère en présupposant les données de Jean et donc un certain cheminement des disciples. Mais, premièrement, les relations entre Jean et les synoptiques étant ce qu’elles sont, il est plus prudent de chercher à interpréter les deux récits séparément ; deuxièmement, si les synoptiques (Mt/Mc/Lc) racontent les vocations comme ils le font, c’est pour communiquer un message saisissant, qui vient d’être évoqué, et qui n’a pas à être atténué ; et troisièmement, Jean ne résout pas le problème, car les vocations johanniques soulèvent aussi leurs propres questions.
Ceci dit, les récits de vocation d’aujourd’hui ne sont-ils pas souvent mystérieux lorsqu’on les entend raconter ? Dans les témoignages que l’on entend dans les Églises, une fois les grandes lignes de l’appel racontées – et elles sont en général compréhensibles –, les détails ne sont pas nécessairement des plus utiles, car leur valeur aux yeux du racontant ne se traduira pas systématiquement en valeur équivalente pour les auditeurs. Lorsque j’entends quelqu’un raconter comment le Seigneur l’a appelé à son service, je note parfois que les détails me paraissent peu convaincants. Non pas qu’ils ne soient pas authentiques ni précieux, mais pour la raison suivante : ce que le Seigneur m’a permis d’interpréter comme un appel, ou comme un argument décisif, ou comme la réponse à une aspiration ou à une question, n’aura souvent pas le même sens pour ceux qui m’écoutent, qui vivent des circonstances différentes, qui sont dans une démarche différente, et qui mettent en œuvre des raisonnements différents.
Dans les évangiles, le fait que des noms soient donnés à cet endroit du récit, alors que très souvent, par la suite, Pierre, Jacques, Jean et les autres ne seront plus que « les Douze » ou « les disciples », montre que la vocation est individuelle et que l’on y répond pour soi (la 2e partie de cet article s’interrogera sur la dimension collective de l’appel).
La vocation des premiers disciples est donc mystérieuse dans le détail mais claire dans ses grandes lignes, comme l’est la vocation en général, jusqu’à aujourd’hui. À trop vouloir rationnaliser le mystère, pour justifier la réponse positive des disciples, on risque de finir par penser qu’on peut convaincre quelqu’un de devenir pasteur, missionnaire, implanteur d’Église ou autre, oubliant que l’œuvre de conviction intérieure n’est pas de notre ressort.
Par ailleurs, la sobriété du récit évangélique permet à l’imaginaire chrétien de se projeter et de s’approprier une description qui laisse ample place à une diversité de parcours, fournissant seulement des critères fondamentaux qui valent pour tous : ce que je suis appelé à faire aujourd’hui, je le dois au Seigneur ; l’appel qu’il m’a lancé a retenti au milieu de ma vie ordinaire ; je me suis attaché à lui ; je sais ce que j’ai fait jusque-là, je ne sais pas exactement ce que je vais faire après, mais je suis la même personne et ce que j’ai appris risque de m’être utile…
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