L’être humain est-il un corps et une âme, comme l’a toujours pensé la théologie chrétienne? Ou bien est-il un corps, une âme et un esprit, comme des approches plus récentes le proposent? L’enseignement de l’Écriture sur l’être humain est riche et soulève plusieurs questions, mais c’est sur ces deux visions de l’homme, respectivement « dichotomiste » et « trichotomiste », avec leurs arguments bibliques, que se concentre le raisonnement d’Henri Blocher dans ce qui suit.
Les trichotomies
En fait, la trichotomie se présente en deux versions, fort opposées : l’une de tendance rationaliste, l’autre, irrationaliste. La première est ancienne, et bien que minoritaire, se retrouve de siècle en siècle, d’Origène a Ruben Saillens. Elle fait de l’âme le siège de la sensibilité, des pulsions vitales, des émotions, bien au-dessous de l’esprit-raison. Cette conception apparaît dans l’aire platonicienne, surtout dans le néo-platonisme : quand le dualisme s’accentue et qu’on introduit des intermédiaires, la cime rationnelle de l’âme selon Platon devient une partie séparée, et la zone inférieure, une partie médiane : c’est sous l’influence du stoïcisme que le nom d’esprit (pneuma) se joint à celui de raison (nous).
La trichotomie se présente en deux versions, fort opposées : l’une de tendance rationaliste, l’autre, irrationaliste.
L’autre trichotomie, au contraire, est une création récente ; nous n’en connaissons pas de témoin avant l’époque contemporaine. Elle revêt beaucoup d’importance pour une frange de penseurs spiritualistes ou néo-mystiques – nous flairons des affinités avec les courants mystiques du bas Moyen Âge – parmi lesquels on nommera l’Anglais T. Austin-Sparks et le Chinois Watchman Nee. Par une curiosité de l’histoire, cette seconde trichotomie si rare s’est largement diffusée dans les groupes évangéliques de langue française, au point que certains croyants ignorent qu’il existe d’autres thèses. Elle ravale la raison et la volonté dans la partie médiane, l’âme, et fait de l’esprit, partie supérieure, une faculté du divin au-delà de tout raisonnement et de toute délibération. Elle parle volontiers d’intuition, mais ce n’est pas une intuition intellectuelle, comme dans la noésis platonicienne, couronnant le raisonnement, mais une intuition « spirituelle » souvent contrastée avec le raisonnement. Les conséquences théoriques et pratiques sont beaucoup plus grandes que celles de la « vieille » trichotomie.
Les textes bibliques invoqués
En faveur de la division tripartite, on cite deux passages d’allure probante. L’apôtre Paul définit l’être tout entier comme « l’esprit, l’âme et le corps » (1 Th 5.23), et l’Épître aux Hébreux mentionne la « division de l’âme et de l’esprit » (Hé 4.12). Pour la version irrationaliste, on peut ajouter la disjonction que fait l’apôtre à propos de la glossolalie entre son esprit en prière et son intelligence qui demeure « sans fruit » (1 Co 14.14). Les versets parfois rapprochés sur l’homme « psychique » (opposé à l’homme spirituel) ne sont pas pertinents : car c’est l’Esprit de Dieu qui manque à cet homme, il n’est pas question de l’esprit au sens anthropologique (1 Co 2.12-16 ; Jude 19). Les trichotomistes se contentent en général de ces preuves, qu’ils estiment pleinement suffisantes ; aucun autre texte, en effet, ne se présente pour soutenir leur position, même au plan des apparences.
Bien étudier les textes
C’est une grande imprudence que de fonder une doctrine sur un ou deux passages isolément considérés ! Le succès de la trichotomie pourrait bien servir de symptôme à une carence trop répandue : lecture hâtive, qui ignore les autres options et néglige l’analogie de la foi ; absence de méthode, omission paresseuse de l’enquête biblique systématique. Paul ne dit pas que « l’esprit, l’âme et le corps » seraient des parties différentes de la personne, pas plus que l’amour de tout le cœur, de toute l’âme, de toute la pensée et de toute la force, n’implique nécessairement une division en quatre ; l’auteur aux Hébreux ne dit pas que l’épée de la Parole sépare entre l’âme et l’esprit ; et, dans le troisième passage, l’intelligence peut être sans fruit, alors que l’esprit est en prière, comme l’une des fonctions ou facultés de l’esprit.
Paul ne dit pas que « l’esprit, l’âme et le corps » seraient des parties différentes de la personne.
Seule une étude fine des textes en cause, combinée à une étude d’ensemble de l’usage scripturaire des mots âme et esprit, dans l’original, permet de tirer des conclusions fermes. Pour qui a fait ce travail, il n’est pas étonnant qu’aucun des grands docteurs de la tradition évangélique n’ait été trichotomiste
Âme, esprit, cœur ?
Rappelons tout d’abord qu’une pléiade de textes posent une dualité, parfois avec le mot âme, parfois avec le mot esprit. En face, il n’y a qu’un seul verset porteur d’une expression triple (1 Th 5.23). Il est sage d’interpréter l’exception à la lumière de l’enseignement courant.
Il est sage d’interpréter l’exception à la lumière de l’enseignement courant.
La démonstration principale s’attache aux vocables de l’original, dans leur emploi biblique. Âme (nèfèsh, psuchè) et esprit (rûah, pneuma) ont chacun leur champ sémantique, leur gamme de sens, mais les chevauchements sont trop larges et constants pour que ces deux termes puissent jamais désigner deux parties différentes du composé humain. La même image gît à la racine, en hébreu comme en grec (et en latin) : celle du souffle ; plutôt le souffle respiratoire pour l’âme, et le souffle volontaire, soutenant la parole ou marquant l’émotion, pour l’esprit. Ils sont employés ensemble dans des cas typiques de parallélisme synonymique (par exemple És 26.9 ; Jb 7.11 ; 12.10 ; Lc 1.47).
De même, chacun est parallèle à « cœur », dont on sait le sens intellectuel prédominant. Cœur et âme sont traités comme synonymes (Ps 13.3 ; 24.4 ; Pr 2.10) et leur association stéréotypée dans le style deutéronomique est manifestement un cas de hendiadys, deux mots proches par le sens jumelés pour rendre une idée unique (reprise en Ac 4.32). Cœur et esprit, semblablement (Ex 35.21 ; Ps 51.12, 19 ; 78.7 ; És 57.15). Dieu, qui est esprit, peut même parler de son cœur et de son âme (Jr 32.41) ! Âme et esprit sont employés de façon interchangeable dans des formules idiomatiques visant les mêmes réalités : d’émotion, l’âme ou l’esprit « défaille » (Ps 77.4 ; 107.5 ; cf. Hé 12.3) ; ils « sortent » à la mort (Gn 35.18 ; Ps l46.4 ; cf. Ac 20.10 ; Jc 2.26), et « reviennent » quand il y a retour à la vie (1 S 30.12 ; 1 R 17.21-22). Des fonctions semblables leur sont imputées. Considérons seulement les fonctions intellectuelles, puisque les trichotomistes rationalistes les refusent à l’âme, et les irrationalistes à l’esprit. Elles caractérisent le cœur, conviennent aussi à l’âme (Ps 139.14 ; Pr 2.10 ; 23.7 ; Jn 10.24), et se rapportent souvent à l’esprit (És 19.3 ; Éz 11.5 ; 20.32 ; cf. les combinaisons de Jb 20.3 et Ép 4.24). Paul marque très clairement que l’esprit est, en chaque homme, le siège et l’organe de la connaissance de soi, de la conscience réflexive (1 Co 2.11). Ces données infligent un démenti surabondant aux allégations de la trichotomie.
Confirmation supplémentaire : ce qui, de l’homme, continue d’exister lors de la séparation d’avec le corps se dénomme tantôt son esprit (Hé 12.23, et vraisemblablement 1 P 3.19), et tantôt son âme (Ap 6.9, et probablement 20.4). Ceci est conforme aux habitudes linguistiques du judaïsme contemporain.
Comprendre les effets littéraires
Il n’est pas si difficile d’expliquer les trois passages invoqués par le plaidoyer trichotomiste. L’exégèse irrationaliste des versets sur la glossolalie (1 Co 14.14ss) se heurte à l’effort de Paul pour inclure l’intelligence dans l’activité de la prière (v.15) ; ce serait étrange si l’apôtre plaçait l’esprit au-dessus de l’intelligence, et, de fait, les irrationalistes s’enthousiasment plutôt de prier au-delà de l’intelligence et sans elle ! Paul veut que l’esprit s’épanouisse tout entier, raison comprise, dans la prière et le chant. L’Épître aux Hébreux, avons-nous noté, ne dit pas que la Parole sépare entre l’âme et l’esprit ; nous pouvons poursuivre en observant que ce sens est improbable : en effet, l’auteur ajoute, en manière de paraphrase, « des jointures et des moelles » ; or on ne sépare jamais entre des jointures et des moelles !
Paul veut que l’esprit s’épanouisse tout entier, raison comprise, dans la prière et le chant.
Il s’agit de deux métaphores équivalentes, exprimant toutes deux l’intériorité. On saisit donc aisément la pensée : « la Parole… pénétrante jusqu’à la division la plus intime de l’être intérieur, âme ou esprit, jusqu’à ses jointures et moelles les plus secrètes ». Une donnée stylistique renforce cette interprétation : l’auteur, fort soucieux de style, a choisi d’enfiler, tout au long du paragraphe, des paires de termes de sens voisins (hendiadys) : vivante et efficace, à double tranchant et pénétrante, jointures et moelles, mouvements et pensées du cœur, nu et terrassé.
Toutes ces paires en deux versets ! Du coup, le couple âme et esprit doit se comprendre pareillement, et le passage devient un témoin éloquent contre la trichotomie. Reste, seul, le verset de bénédiction adressé aux Thessaloniciens (1 Th 5.23). Il se situe sur le registre liturgique plutôt que dogmatique ; Paul veut y communiquer l’idée de totalité, utilisant deux mots voisins pour la mettre en relief (holoteleis, holokièron). Il n’est donc pas interdit de penser qu’il accumule les termes anthropologiques sans désigner par chacun une partie distincte. Paul a sans doute mis une nuance entre âme et esprit, ces mots concernant l’homme intérieur sous deux points de vue différents. Il n’a pas pour autant coupé en deux l’unité subsistante que nous sommes intérieurement.
Cet article est extrait de : Henri Blocher, « De l’âme et de l’esprit », publié dans Ichthus 139, 1986, p. 3-11.
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