Il n’y a pas si longtemps que cela, le mot œcuménisme était totalement banni du vocabulaire des évangéliques. Non seulement la question de l’œcuménisme ne les concernait pas mais ils la combattaient même, parfois avec véhémence, la dénonçant comme une dangereuse séduction spirituelle, une menace à l’intégrité de l’Évangile. Même si aujourd’hui encore les protestants évangéliques en France restent prudents quant à l’usage du terme œcuménisme, et qu’ils préfèrent éviter, pour ménager les susceptibilités, d’utiliser des termes qui pourraient laisser entendre une trop grande proximité[1], il ne fait nul doute que de l’eau a coulé sous les ponts et que les relations voire les collaborations des Églises évangéliques avec des paroisses catholiques se développent.
Prendre en compte l’Église universelle
Faut-il rappeler que le terme œcuménisme vient du grec oikouménè qui désigne la terre habitée. Dans sa première acception, le terme a qualifié les conciles « œcuméniques » des premiers siècles de l’Église. C’est à partir du XIXe siècle qu’il a été utilisé dans son sens moderne pour désigner le mouvement interconfessionnel qui cherche à manifester l’unité visible des chrétiens.
En réalité, c’est la nature de l’Église qui est en jeu. Le désintérêt des évangéliques pour l’œcuménisme reflète aussi sans doute leur congrégationalisme, surtout dans sa forme stricte. Souvent, en contexte évangélique, l’Église c’est d’abord (voire presque exclusivement) l’Église locale. Or théologiquement, l’Église est universelle avant d’être locale. Quand Jésus, dans les évangiles, parle de l’Église, il parle d’abord de l’Église universelle, comme dans sa fameuse affirmation à la suite de la confession de foi de Pierre : « Eh bien, moi, je te le déclare, tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église. La mort elle-même ne pourra rien contre elle » (Mt 16.18). Et même si l’apôtre Paul adresse ses épîtres à des Églises locales, le fondement théologique de ses exhortations concernant l’Église, c’est l’Église universelle. L’image de l’Église comme un corps (1 Co 12) est d’abord celle de l’Église universelle dont le Christ est la tête, même si elle trouve des applications pratiques pour les communautés locales.
Théologiquement, la compréhension de l’Église part de l’universel pour arriver au local plutôt que d’élargir le local pour atteindre l’universel : l’Église locale se veut une expression locale, en un lieu et un temps donné, de l’Église universelle.
Théologiquement, la compréhension de l’Église part de l’universel pour arriver au local plutôt que d’élargir le local pour atteindre l’universel.
Voilà pourquoi, pour des raisons théologiques, les évangéliques devraient se sentir concernés par l’œcuménisme (même s’ils hésitent sur la terminologie), pour prendre en considération la réalité universelle de l’Église de Jésus-Christ, qui déborde le cadre de l’Église locale, qui fait éclater les barrières institutionnelles.
Des méthodes de dialogue éprouvées
Le mouvement œcuménique a beaucoup changé depuis ses débuts. Il a notamment acquis des méthodes de dialogue qui ont fait leur preuve et que les évangéliques aussi pourraient s’approprier, notamment pour éviter de s’enfermer dans un évangélisme trop doctrinal. J’en mentionnerai trois.
Il y a d’abord le consensus différencié. C’est la méthode qui a été utilisée pour la formulation de la déclaration conjointe entre catholiques et luthériens sur la justification, parue en 1999. La méthode est aujourd’hui largement utilisée dans les dialogues œcuméniques bilatéraux. Il s’agit de dégager, sur un point théologique particulier, un consensus et de le formuler ensemble. Chaque partie exprime ensuite les accents particuliers, les langages propres voire les divergences qui demeurent. Sans concéder au relativisme, le consensus différencié est une méthode qui assume une hiérarchisation de la vérité, distinguant ce qui est essentiel de ce qui est secondaire, et acceptant la possibilité et la validité de différentes expressions de la foi, y compris dans son énoncé doctrinal. Il faut le dire, même en se limitant à la diversité du seul protestantisme évangélique, il y a là une méthode qui a sa pertinence !
On peut mentionner ensuite la méthode du Forum Chrétien Mondial (FCM). Le FCM est né en 1998 avec l’intention d’ouvrir plus largement la « table œcuménique » aux chrétiens, principalement évangéliques, peu ou pas concernés par l’œcuménisme jusqu’ici[2]. La méthode du FCM commence par un partage personnel, une évocation du « pèlerinage de foi » de chacun et chacune. Il ne s’agit pas pour les participants de partir de leurs spécificités théologiques mais de leur expérience de foi, des étapes décisives par lesquelles ils ont discerné la présence du Christ et rencontré le Christ. C’est une méthode avec laquelle les évangéliques sont très à l’aise, ayant l’habitude de parler ouvertement de leur cheminement de foi. L’originalité de la méthode est de l’utiliser pour rencontrer et dialoguer avec des croyants d’autres confessions chrétiennes, dans un esprit d’écoute et non dans un but d’évangélisation. Là, les évangéliques doivent se faire un peu violence… mais c’est salutaire !
L’œcuménisme réceptif est une méthode plus récente, développée par le théologien catholique britannique Paul Murray en 2006. Elle propose un renversement de posture dans le dialogue. Plutôt que de se demander ce que les autres peuvent apprendre de ma propre tradition, il s’agit de se demander quelles sont les faiblesses que je perçois dans ma propre tradition et de discerner ce qu’il y aurait dans les autres traditions qui pourrait m’aider face à ces faiblesses. L’idée est donc d’adopter une posture de vulnérabilité, pour recevoir ce que les autres peuvent m’apporter. Cette méthode requiert une confiance dans l’autre que nous ne sommes pas toujours prêts à accorder… mais si on commençait par la vivre déjà entre protestants évangéliques, ça pourrait être un début prometteur !
Je vois dans ces différentes méthodes des occasions de nous encourager au dialogue, au vrai dialogue. Non pas comme une occasion de défendre la vérité (dont nous serions détenteurs, évidemment !) et d’évangéliser l’autre (au sens de chercher à le convertir), mais comme une démarche d’ouverture et d’humilité. Le dialogue n’est jamais un danger, c’est toujours une chance, une occasion de découverte. C’est une démarche humble, qui laisse place à l’écoute bienveillante plutôt qu’au jugement à l’emporte-pièce. Ce n’est nullement reculer quant à ses convictions mais c’est accepter de ne pas s’enfermer dans ses certitudes.
[1] Le Groupe National de Conversation Catholiques-Evangéliques, que j’ai l’honneur de co-présider, évite justement l’usage du terme « dialogue » et rechigne à parler d’œcuménisme… mais il est bien considéré aujourd’hui officiellement comme une commission du CNEF, qui nomme ses membres.
[2] Un premier Forum Chrétien Francophone a eu lieu à Lyon en 2018 et un deuxième sera organisé en 2024 à Liège, en Belgique.