Éloge de la répétition

Éloge de la répétition
Michel Sommer

La spiritualité et la culture dominantes des Églises évangéliques considèrent la répétition plutôt d’un mauvais œil. On craint les vaines redites lorsque l’on répète les mêmes paroles plusieurs fois lors d’un culte ; on critique d’autres Églises et leur spiritualité qui reprennent les mêmes textes de dimanche en dimanche ou d’année en année ; on qualifie les formules liturgiques de « paroles sans vie » ; on évite tout geste rituel lors de la cène, dans l’espoir de vivre chaque célébration de manière spontanée, informelle et libre… Surtout, pas de répétition !

En bref, chaque rassemblement de l’Église le dimanche est appelé à être un événement radicalement unique, sui generis.

Les raisons invoquées pour cette critique de la répétition vont du besoin de changement, pour éviter l’écueil de la lassitude, à la critique de l’hypocrisie que véhiculerait immanquablement le fait de répéter les mêmes paroles, textes ou gestes : la répétition s’opposerait nécessairement à l’authenticité. Sur un registre plus théologique et spirituel, on laisse fréquemment entendre qu’une parole spontanée, non préparée, est inspirée par le Saint-Esprit. J’en veux pour preuve les propos de ce type entendus lors de cultes de la part de la personne qui préside ou prêche : « J’avais prévu de vous parler de la bonté de Dieu, mais j’ai été poussé ce matin à vous parler plutôt du jugement de Dieu. » Comprenez, en creux : ce qui est préparé à l’avance (comme le sont des textes liturgiques) est moins inspiré par l’Esprit de Dieu que ce qui survient à l’esprit peu avant le culte. Surtout, pas de répétition !

La culture ambiante influence ces préférences : la stimulation par la nouveauté est le propre d’Internet, des réseaux sociaux, recherche de nouveauté qui conduit à une mentalité de zapping voire à une forme d’addiction à la nouveauté ; tout cela provoque une recherche de sensationnalisme, à l’opposé de toute forme de répétition définitivement à ranger au placard.

Par ailleurs, le phénomène du « développement personnel » a fortement favorisé la valorisation de l’authenticité de l’individu, comme manière de se réaliser : ce qui est vrai part de soi, de son ressenti, de son vécu ; pourvu que l’on soit authentique ou sincère. Cette compréhension de l’authenticité considère la répétition d’actes ou de paroles comme… castratrice. Surtout, pas de répétition !

La valeur pédagogique de la répétition

Pourtant, savoir jouer du piano implique des heures et des heures de travail répétitif. Répéter, c’est la clé. Apprendre à conduire une voiture demande entre autres une pratique répétée de gestes qui finissent par devenir automatiques ; être un bon conducteur, c’est avoir intégré cet ensemble de gestes pour être capable de réagir à l’imprévu de la bonne manière. Répéter, c’est la clé. Maîtriser une autre langue que sa langue maternelle passe nécessairement par une pratique intense et répétée qui finit par inscrire en soi, peu à peu, l’architecture et le génie d’une langue. Répéter, c’est la clé.

Et si, pour devenir davantage des disciples du Christ, pour être habités par le fruit de l’Esprit (Ga 5.22), nous avions besoin de répétition ? Sous la forme d’un enseignement qui nous est répété, à partir des Écritures, et structuré en doctrines. Mais également sous la forme de paroles et de pratiques régulières exprimant ces doctrines, paroles et pratiques à dire et à accomplir ensemble en Église. Répéter, c’est la clé.

Après la tuerie de Nickel Mines en 2006 en Pennsylvanie, lors de laquelle un homme a tué cinq fillettes et en a blessé cinq autres dans une école amish, cette communauté a, dans les jours qui ont suivi, exprimé son pardon au meurtrier et à sa famille. Interrogés sur cette réaction qui a surpris les observateurs et les médias à travers le monde, les amish ont répondu en renvoyant à leur pratique de dire le Notre Père deux fois par jour, ainsi que lors des cultes, et à cette demande précise : « Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés. » (Mt 6.12). Pour la communauté amish, accorder le pardon dans ces circonstances n’était pas un acte héroïque, mais plutôt une réaction « naturelle », intégrée, basée sur l’amour immérité et sans limite de Dieu et apprise par la pratique quotidienne du Notre Père et la pratique communautaire régulière du pardon à accorder et à recevoir. Répéter, c’est la clé.

Pratiques formatrices communes

Dans notre apprentissage pour devenir de meilleurs chrétiens, et pour ce qui relève de notre responsabilité, nous ne sommes pas démunis. Parmi les ressources à disposition, il y a l’Église, et ses pratiques. Ce terme de « pratiques » est utilisé par certains théologiens pour désigner les sacrements, mais aussi des activités communautaires, comme le culte et des manières d’agir telles que cultiver la gratitude, faire et tenir des promesses, vivre selon la vérité, pratiquer l’hospitalité… Mais recevons-nous vraiment l’Église et ses pratiques comme un moyen (de grâce) potentiel par lequel Dieu peut façonner en nous un caractère chrétien, afin d’être et d’agir comme des personnes habitées par les vertus chrétiennes ?

Quand nous nous réunissons pour célébrer le culte, avec ses ingrédients néotestamentaires, nous disons des paroles, nous faisons des gestes, dont le but est de nous former à ressembler davantage au Christ. Si nous vivons cela chaque dimanche, la pratique du culte et ses ingrédients ont un effet formateur sur nous. Entre autres grâce à la répétition.

Lorsque nous célébrons la cène, chaque dimanche ou une fois par mois, nous sommes formés au don de nous-mêmes en retour du don de Christ pour nous, formés au pardon et à la repentance mutuels en vue de la réconciliation, formés au partage (économique). Entre autres grâce à la répétition.

Car la répétition de pratiques formatrices communes a le mérite de nous façonner, au point où elles suscitent peu à peu et en quelque sorte une seconde nature, des habitudes ancrées en nous, comme l’exprime Tom Wright : les pratiques sont « les choses par lesquelles la communauté pratique des habitudes d’esprit et de cœur qui développent les vertus communautaires de l’humilité, de l’amour, de la patience, de la chasteté. » Entre autres grâce à la répétition.

La répétition au sens théâtral

La métaphore du théâtre pour revisiter le champ de la théologie a été mise en évidence dans un livre récemment traduit et publié en français (voir « Pour aller plus loin »). Pour Kevin Vanhoozer, lorsque l’Église se réunit, elle répète, au sens de s’exercer à jouer la pièce de théâtre de l’Évangile. Comme des acteurs doivent travailler leur texte au point de – finalement, et après des heures de répétition des paroles, des gestes, des postures, des interactions – de l’incarner, ainsi les chrétiens sont convoqués chaque dimanche à une répétition pour qu’ils puissent incarner ensuite l’Évangile sur la place publique, au cœur du monde. « Les disciples se rassemblent pour répéter, c’est-à-dire rappeler et se remémorer l’action principale de la pièce, pour apprendre leur rôle et mémoriser leur texte, jusqu’à ce qu’ils les sachent par cœur. Ils préparent ainsi leur témoignage/représentation sur la scène du monde. » Bienvenue à la répétition !

Grâce à la métaphore de la répétition théâtrale, peut-être pouvons-nous si besoin (re)trouver et (re)donner du sens au culte dominical, à la nécessité de liturgies qui incluent la répétition de paroles et de gestes, à la valeur d’actes rituels symboliques tels que la cène…Bienvenue à la répétition !

Conditions d’impact de la répétition

Pour que la répétition (au sens général et au sens théâtral) ait un impact sur les acteurs chrétiens, certaines conditions sont à remplir. J’en mentionne trois.

  • Intention et attention. Si nous répétons machinalement et sans un minimum de conscience des paroles et des gestes, ceux-ci risquent de nous laisser indemnes, comme l’eau qui coule sur les plumes d’un canard. Répéter la pièce de théâtre de l’Évangile demande une « qualité de présence », une « attention fine », une intention délibérée. Répéter, mais pas n’importe comment.
  • Quantité et qualité. Si les répétitions, au sens théâtral ou général, sont minimales, leur impact sera moindre. Il faut probablement un seuil critique pour que les répétitions provoquent un effet durable sur nous. À l’inverse, répéter peut se transformer en bourrage de crâne et en endoctrinement. La qualité importe également, au sens de répéter les bonnes pratiques, exprimant de bonnes doctrines, un enseignement solide, par ex. sur le culte ou la cène… Répéter, mais pas n’importe comment.
  • Nouveauté et continuité. La répétition assure la transmission d’une tradition et un impact formateur. Mais pour favoriser l’attention dans la répétition et la qualité de celle-ci, il est bon de vivre de petites nouveautés, au sein d’un culte, au sein d’un ingrédient du culte ou au sein de la cène par exemple. C’est tout l’art de bien présider ces pratiques. Lors d’une célébration de la cène, on peut par exemple changer le lieu où sont disposés le pain et le vin, proposer une tranche de baguette au lieu d’un morceau de pain en forme de dé, dire tous ensemble les paroles d’institution affichées… Mais attention : une petite nouveauté à chaque fois suffit amplement ! Répéter, mais pas n’importe comment.

Persévérer, c’est répéter

Après la Pentecôte, les 3 000 baptisés « étaient assidus à l’enseignement des apôtres, à la communion fraternelle, au partage du pain et aux prières » (Ac 2.42, NBS). Le verbe grec, mentionné au v. 46 encore, est parfois traduit par « persévéraient » ; sa racine qui signifie « force » implique l’idée de mettre de l’intensité, de l’application.

Pratiquer ces quatre activités, parfois considérées comme les piliers du culte chrétien, avec assiduité ou avec persévérance, implique nécessairement une dose de répétition, au sens général et au sens théâtral. Persévérer, c’est répéter. En outre, ces premiers chrétiens étant tous juifs, leur culture religieuse était imprégnée de liturgie. Au total, on peut faire l’hypothèse que ces pratiques répétées avec intention et attention, en quantité et qualité, avec une flexibilité qui accueille la nouveauté, ont contribué à la croissance et au témoignage de l’Église de Jérusalem. L’Esprit Saint répandu à la Pentecôte agit aussi voire surtout par la répétition appliquée de pratiques formatrices communes, dont l’objectif conscient est de devenir davantage semblable au Christ communautairement.

Et si nous et nos Églises redécouvrions la valeur de la répétition ?

Pour aller plus loin

  • Harrison Warren Tish, Liturgie de la vie ordinaire – Pratiques sacrées du quotidien, traduction par Marion Marti, Excelsis, Charols, 2018
  • Pohl Christine D., Living into Community – Cultivating Practices that Sustain Us, Eerdmans, Grand Rapids, 2012, 219 p.
  • Vanhoozer Kevin, Le théâtre de la théologie – Doctrine et formation de disciples, traduction de l’anglais par Stéphane Cugnet, Excelsis, Charols, 2021
  • Weaver-Zercher David, Nolt Steven, Kraybill Donald, Quand le pardon transcende la tragédie – Les amish et la grâce, Excelsis, collection Perspectives anabaptistes, Charols, 2014

 

« l’Église dans tous ses états », une rubrique en partenariat avec Les Cahiers de l’École Pastorale

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Les Cahiers de l’École Pastorale est une revue trimestrielle de théologie pratique et pastorale. À travers des articles de fond, des prédications et des présentations de livres, elle oeuvre à faire des ponts entre la théologie et la vie des Églises. Son but est d’encourager les pasteurs, les responsables d’Église et plus largement les chrétiens engagés dans un ministère, à penser et approfondir leur foi et leur pratique au sein de leurs Églises.

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