L’histoire montre que l’attitude des peuples envers leurs dirigeants est parfois extrême : certains rois ont été divinisés alors que d’autres ont été mis à mort par leur peuple. Au sein des démocraties modernes, l’opinion envers les élus va de l’amour quasi-aveugle jusqu’à la haine injurieuse. Parmi les chrétiens évangéliques, il n’est pas rare que ces opinions extrêmes soient « spiritualisées ». Ainsi, un président peut être porté aux nues par certains qui le considèrent comme un chef d’état « béni » et « élu » par Dieu. Pour d’autres, ce même individu sera considéré comme une figure quasi-diabolique, voire l’antichrist lui-même.
À première vue, les auteurs du Nouveau Testament semblent proposer un regard tout aussi contrasté sur les autorités civiles de leur époque, à savoir le gouvernement romain. Paul invite les chrétiens de Rome à se « soumettre aux autorités » car elles ont été « instituées par Dieu » et sont à son « service » (Rm 13.1-5). De son côté, l’Apocalypse invite les chrétiens d’Asie mineure à prendre conscience du caractère « diabolique » de l’Empire romain. Quel enseignement peut-on tirer de ce regard contrasté du Nouveau Testament sur les autorités civiles ?
Des autorités au service de Dieu
La Bible affirme clairement la souveraineté de Dieu, non seulement sur son peuple, mais aussi sur les nations païennes et ceux qui les gouvernent. « Dieu est roi sur les nations » (Ps 47.9) et les « peuples tremblent » (Ps 99.1). L’Empereur perse Cyrus est le « berger » et le « messie/oint » du Seigneur (És 44.28ss). Le Dieu de Daniel est celui « qui renverse les rois et qui établit les rois » (Dn 2.21). L’autorité de Pilate lui a été « donnée d’en haut » (Jn 19.11).
C’est sur cette base que Paul et Pierre invitent leurs lecteurs à « être soumis aux autorités » (Rm 13.1 ; Tt 3.1 ; 1 P 2.13-14). En Romains 13.1-7, Paul indique qu’il n’y a pas d’autorité qui n’ait pas été établie par Dieu : « toute autorité vient de Dieu » (Rm 13.1), elle fait partie de « l’ordre voulu par Dieu » (Rm 13.2) et elle est « au service de Dieu » (Rm 13.4, 6). Rien n’échappe à la souveraineté de Dieu, pas même les autorités païennes.
Des autorités au service du diable
L’Apocalypse est d’abord une lettre adressée aux chrétiens d’Asie mineure de la fin du premier siècle. Dans ce contexte, il est fort probable que l’adoration de la « bête » se réfère en premier lieu au culte de l’Empereur romain (Ap 13.4-8, 15-16). Apocalypse 17 explique que les « sept têtes » de la bête représentent les « sept montagnes » sur lesquelles la « prostituée » est assise (Ap 17.9). Rome est connue pour être la ville aux sept collines et l’interprétation retenue par la majorité des commentateurs est que la bête représente l’Empire romain. Le texte précise également que ces sept têtes « sont aussi sept rois » (Ap 17.9). Les têtes de la bête seraient alors les différents empereurs qui se sont succédé à sa tête. Les exégètes débattent sur la manière dont il convient de compter ces « sept rois » : faut-il considérer Jules César, Auguste ou Caligula comme le premier des sept ?
Quelle que soit l’hypothèse retenue, la liste des sept « têtes » inclut forcément les empereurs Claude et Néron. Or, ce sont ces empereurs qui régnaient à l’époque où Pierre et Paul ont écrit leurs lettres. C’est à ces autorités-là que leurs destinataires doivent « se soumettre ». Autrement dit, ce sont les mêmes empereurs qui sont désignés par Paul comme étant « au service de Dieu » et par l’Apocalypse comme des représentations de la bête diabolique.
Deux regards sur les mêmes autorités
Comment comprendre ce regard contrasté sur les autorités romaines ?
On pourrait invoquer le contexte différent. Certains commentateurs justifient la description de l’Apocalypse par un contexte de persécution. Il est probable que les chrétiens d’Asie Mineure expérimentaient des vexations, des pressions sociales et, de façon ponctuelle, des emprisonnements voire des mises à mort par les autorités (cf. Ap 2.13). La situation n’était toutefois pas forcément plus favorable à l’époque de Paul et de Pierre. Quelques années avant l’envoi de la lettre aux Romains, des chrétiens d’origine juive ont été expulsés de Rome par l’Empereur Claude (cf. Ac 18.2). Si les Actes présentent les autorités romaines comme souvent favorables à Paul, celui-ci a tout de même été emprisonné plus d’une fois (2 Co 11.23) et il a injustement subi les coups de bâtons sur l’ordre des « stratèges » (Ac 16.22). Enfin, il est vraisemblablement mort à Rome, condamné par Néron. En 1 Pierre, l’exhortation à être soumis aux gouvernants (1 P 2.13-14) est précisément située dans un contexte de persécutions (cf. 1 P 2.12 ; 3.13-17).
Si le contexte n’est pas très différent, il convient toutefois de prendre en compte l’objectif des exhortations de chaque auteur. Pierre et Paul encouragent les chrétiens à adopter un comportement moral irréprochable dans la société. L’exhortation de Romains 13 se situe dans le contexte d’un encouragement plus large à « revêtir le Christ » en étant des artisans de paix et des combattants du bien (cf. Rm 12.17-21 ; 13.11-14). En 1 Pierre 2, l’auteur invite ses lecteurs à avoir une « bonne conduite parmi les nations » pour que, « voyant les bonnes œuvres », ils en viennent à « glorifier Dieu » (1 P 2.12). Dans ce cadre, les lecteurs sont invités à réaliser que, si les autorités ne leur sont pas toujours favorables, elles sont aussi au service de Dieu toutes les fois où elles exercent la justice, condamnent les malfaiteurs et valorisent le « bien » (Rm 13.4 ; 1 P 2.14).
Comme le montrent les lettres aux églises des chapitres 2 et 3 ainsi que l’exhortation finale au chapitre 22 (Ap 22.6-21), le but de l’Apocalypse est d’encourager les chrétiens à rejeter tout compromis avec l’idolâtrie. Les témoins fidèles sont encouragés à persévérer et à voir la victoire qui les attend. Ceux qui se sont compromis sont invités à se repentir. Dans ce cadre, on comprend que l’Apocalypse dépeigne les traits diaboliques des autorités lorsque celles-ci poussent à l’adoration des idoles, qu’elles encouragent le culte à l’Empereur ou qu’elles invitent à glorifier la prospérité et la grandeur de l’Empire.
Les autorités : au service de Dieu et au service du diable
Quelle vision des autorités civiles faut-il donc retenir ? Les autorités romaines étaient-elles au service de Dieu ou au service du diable ?
Pour le croyant qui affirme l’inspiration de toute l’Écriture, la seule solution possible est de considérer que ces autorités sont en même temps au service de Dieu et du diable. Elles sont « au service de Dieu » lorsqu’elles exercent la justice, qu’elles punissent le mal et encouragent à faire le bien (Rm 13.4). Elles sont « au service du diable » lorsqu’elles encouragent l’idolâtrie, l’idole pouvant prendre les traits d’un Empire puissant, du roi qui est à sa tête ou de la paix et la prospérité qu’il prétend procurer.
La Bible n’oppose pas des autorités « au service de Dieu » face à des autorités « au service du diable ».
Ainsi, il n’y a pas lieu d’imaginer une opposition entre deux camps parmi les autorités humaines : la Bible n’oppose pas des autorités « au service de Dieu » face à des autorités « au service du diable ». Un même dirigeant humain peut être à la fois « au service de Dieu » et « au service du diable ». Au service de Dieu, toutes les fois où il met une limite au mal, exerce la justice et promeut le bien. Au service du diable, toutes les fois où il valorise le mal ou qu’il pousse l’être humain à « idolâtrer » la prospérité économique, la grandeur de la nation ou sa propre personne.
Les autorités : des êtres humains comme nous
À vrai dire, cette dimension « divine » et « diabolique » des autorités est le lot de tout être humain pécheur. Nous avons tous été créés « à l’image de Dieu » et avons reçu à ce titre le mandat « d’assujettir la terre » et de « dominer » les animaux (Gn 1.26-28). Ainsi, le psalmiste s’étonne de ce que le créateur ait fait l’être humain « de peu inférieur à un dieu » (Ps 8.6). Pourtant, à la suite d’Adam, nous nous sommes laissés séduire par le « serpent ancien » et, non content d’être « de peu inférieur à Dieu », nous avons voulu être « comme des dieux » (Gn 3.4). Plutôt que de rendre gloire au créateur, nous avons adoré sa création (Rm 1.25). Ainsi, l’être humain est à la fois « au service de Dieu » – parce qu’il a été créé à l’image de Dieu – et « au service du diable » – en tant que pécheur. Même l’apôtre Pierre peut être inspiré par Dieu (Mt 16.16-17) puis, six versets plus loin, inspiré par Satan (Mt 16.22-23).
Ceux qui nous gouvernent ne sont que des humains, comme nous. Et c’est bien pour cela que nous sommes invités à prier pour les « rois » comme « pour tous les humains ».
Ceux qui nous gouvernent sont bien des êtres humains comme nous. Ils ne sont ni des dieux, ni des diables. Ils sont inférieurs à Dieu vu qu’ils sont « à son service » (Rm 13.4, 6). Même la « bête » n’est en réalité qu’un humain, comme l’indique son « chiffre » qui, selon Apocalypse 13.18 est un « chiffre d’humain ». Les rois de la terre n’ont pas non plus vocation à nous apporter un quelconque salut ; il n’y a qu’un seul sauveur, Jésus-Christ-Roi. Ceux qui nous gouvernent ne sont que des humains, comme nous. Et c’est bien pour cela que nous sommes invités à prier pour les « rois » comme « pour tous les humains » (1 Tm 2.1-2).
Pour aller plus loin…
Bénétreau, Samuel, L’Épître de Paul aux Romains, tome 2 (CEB), Vaux-sur-Seine, Édifac, 1998, p. 166-190.
Cloarec, Erwan, « Politique », in Christophe Paya et Nicolas Farelly (dirs.), La foi chrétienne et les défis du monde contemporain : Repères apologétiques (Ouvrages de Référence), Charols, Excelsis, 2013, p. 385‑390.
Cuvillier, Élian, « Jean de Patmos, prophète de la fin d’un monde », in Jacques Vermeylen (dir.), Les prophètes de la Bible et la fin des temps (ACFEB – Lectio divina), Paris, Cerf, 2010, p. 257‑272.
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