Il suffit de regarder autour de soi pour voir que depuis la chute, le monde se trouve « déréglé » par le mal sur tous les plans : individuel, social, économique, politique et écologique. Nous sommes frappés en pleine figure par la douleur et la souffrance, les nôtres et celles des autres, sans parler des souffrances dans le monde provenant des guerres, de la faim, de la pollution, des inégalités. Non seulement nous sommes pécheurs, mais en plus nous subissons aussi le péché des autres, le péché des structures, la maladie et la mort. Toutes ces souffrances soulèvent des questions quant au sens. Des questions jaillissent de nos cœurs meurtris comme : « Pourquoi cela arrive-t-il ? Combien de temps cela va durer ? [1] »
Les Psaumes comme réponse à la souffrance humaine
Pour nous, les chrétiens, nous croyons que c’est le Christ à travers l’Écriture qui donne « sens » à toute la vie, y compris pour la question du mal et de la souffrance. Or, la Bible est remplie de plaintes, de lamentations, de cris de souffrance et de doute, notamment dans les Psaumes. Pourtant, beaucoup de cultes actuels—qui sont directement liés à l’identité et la construction du sens— ne nous donnent pas l’occasion d’exprimer nos plaintes. Il convient cependant de rappeler que ce manque n’est pas sans conséquences. Il s’agit de passer sous silence le mal, les souffrances et toutes sortes d’épreuves dans l’Église ou dans le monde [2].
La solidarité avec ceux qui souffrent doit être exprimée, les injustices identifiées, et une foi profonde en Dieu face à la souffrance affirmée. D’après Walter Brueggemann, « le monde présenté dans un culte qui ne comporte pas des aspects de souffrance est un monde imaginaire qui conduit à la mort [3]». Ceux qui souffrent sont laissés sans voix, et le monde tel qu’il est, laissé sans confrontation. C’est aussi la perte de « notre voix » en tant que partenaire de l’Alliance établie par et avec Dieu au mont Sinaï. L’aspect relationnel et dialogique du culte est réduit presqu’à néant.
C’est le Christ à travers l’Écriture qui donne « sens » à toute la vie, y compris pour la question du mal et de la souffrance
Les Psaumes exclus de la vie de l’Église ?
Si les liens entre la foi et la vie sont réels, quelle place pour ces réalités dans la liturgie ? Si le culte concerne toute la vie, et est intimement lié à une relation particulière avec Dieu, c’est à travers sa Parole, en particulier par les Psaumes, que la plainte englobe la douleur, la souffrance, la colère, les sentiments de trahison, de confusion, de désespoir et d’injustice. La solidarité avec ceux qui souffrent est importante et l’expression de la souffrance dans le culte est donc un aspect nécessaire de notre foi. Le fait de cacher certains aspects de notre vie dans notre dialogue avec Dieu, c’est retirer une partie de notre vie à sa souveraineté.
Bien que les Psaumes nous enseignent ce qu’il faut chanter et prier, leur utilisation dans le culte suscite actuellement un enthousiasme mitigé, d’autant plus s’il s’agit des Psaumes de lamentations. Il faut tout de même reconnaître que les Psaumes occupent un rôle unique dans le judaïsme et le christianisme comme source de prière. Dans chaque période de la vie du peuple d’Israël et de l’Église, les Psaumes ont été utilisés dans le culte individuel et collectif et considérés comme indispensables. Ils étaient lus, récités, et chantés pour louer le Seigneur, pour aider les Israélites, et plus tard l’Église, à progresser dans la foi, pour être encouragés face aux épreuves (1 Co 14.26 ; Ep 5.18-19 ; Col 3.16).
Les Psaumes partie prenante du culte de l’Église
Pour Dietrich Bonhoeffer, prier les Psaumes était une pratique spirituelle essentielle. Le sens profond des Psaumes réside dans le fait qu’ils sont priés par Jésus lui-même. Le Christ lui-même entre dans ce mouvement par son cri sur la croix qui ne cache pas l’intensité de sa souffrance ni son sentiment d’abandon. Selon Bonhoeffer : « Le Psautier a rempli la vie du christianisme primitif. Mais ce qui est le plus important dans tout cela, c’est que Jésus est mort sur la croix avec des paroles des Psaumes sur les lèvres. » En face de cette réalité, « chaque fois que le Psautier est abandonné, un trésor incomparable disparaît de l’Église chrétienne » [4].
Les Psaumes sont « une articulation en bref de l’Évangile de Dieu en entier [5] », et l’un des meilleurs modèles pour exprimer la plainte dans le culte. Aussi étonnant que cela puisse être, plus d’un tiers des Psaumes appartient à la catégorie de plainte, et tous ceux-ci, excepté le psaume 88, se terminent dans la louange. Ces Psaumes interpellent Dieu à l’égard de personnes subissant des pertes énormes, physiques ou affectives, à cause de la maladie ou de la mort. Les paroles adressées à Dieu sont très directes et comprennent des expressions de douleur, de frustration, d’isolement, d’abandon, d’injustice, et même de colère. Ces Psaumes nous enseignent que des questions relatives au « pourquoi » des souffrances font partie de notre relation avec Dieu. Ils nous permettent de lui exprimer notre malaise, notre mal-être. Ils affirment que Dieu entend nos cris. Et même si les souffrances ne disparaissent pas sur le coup, Dieu ne nous laisse pas seuls. Il nous remplit de son Esprit qui nous aide à affronter les épreuves. De plus, il nous donne des frères et sœurs dans l’Église qui peuvent aussi apporter de la consolation: lorsqu’un membre du corps du Christ souffre, tous les membres souffrent. Comment donner voix à la souffrance et la plainte dans le culte en paroles et en actes? La suite est à venir…
Chaque fois que le Psautier est abandonné, un trésor incomparable disparaît de l’Église chrétienne (Bonhoeffer)
[1] Harold Kallemeyn, « Pourquoi se lamenter ? » in La spiritualité et les chrétiens évangéliques, Vol II, Charols : Édifac/Excelsis, 1997, p.28.
[2] Pour approfondir cette question, voir mon chapitre dans Que celui qui est sans péché … Entre minimisation et
surenchère du péché, Charols : Excelsis, 2019.
[3]Walter Brueggemann, Israel’s Praise: Doxology Against Idolatry and Ideology, Minneapolis : Fortress Press, 1988, p.
133.
[4] Dietrich Bonhoeffer, Psalms: The Prayer Book of the Bible, Minneapolis: Fortress Press, 1990.
[5] Walter Brueggemann, « The Costly Loss of Lament » in The Psalms: The Life of Faith, ss.dir Patrick D. Miller, Minneapolis: Fortress, 1995, p. 17.