Le terme « prédestination » fait frémir les croyants comme les non croyants. Beaucoup ont en tête l’image d’un Dieu implacable qui choisit de façon arbitraire une part infime de l’humanité pour aller au ciel en envoyant tous les autres dans le feu de l’enfer ! Pourtant, à y regarder de plus près, l’élection en Christ célébrée par l’apôtre Paul au chapitre 1 d’Ephésiens vaut mieux que les caricatures que nous en faisons. Pour ce faire, intéressons-nous à l’épître en question …
Le prédestination et la ville d’Ephèse
Contrairement à la plupart des autres lettres néotestamentaires, l’épître aux Éphésiens ne nous donne pas à voir d’occasion particulière qui aurait présidé à sa rédaction. Toutefois, la ville antique d’Éphèse était connue pour ses nombreux temples, ainsi que son attrait pour le mysticisme et la magie. La modeste communauté éphésienne devait donc se sentir bien minoritaire face à l’hégémonie des puissances païennes.
L’apôtre Paul a sans doute voulu, au travers de cette lettre circulaire, encourager les chrétiens à détourner leur attention de l’apparent triomphe des puissances du mal pour élever leurs regards vers le Christ en gloire auxquels ils étaient unis par la foi. Dans un « monde plein de dieux » pour reprendre la formule célèbre philosophe antique Thalès, Paul propose un récit alternatif (mais bien réel) qui cherche à inscrire l’existence de ses auditeurs dans la réalité invisible du triomphe de Christ dans l’Église et sur le monde. Le motif de la prédestination enseigné par Paul au chapitre 1 possède donc d’abord une visée pastorale et apologétique : Contrairement aux apparences, le plan subjuguant de Dieu le Père s’accomplit dans l’histoire par la venue et l’œuvre de Christ et de l’Esprit, l’Église devenant le chef-d’œuvre divin par excellence. Le contexte étant maintenant posé, comment peut-on comprendre la notion de prédestination en Ephésiens 1 ?
La prédestination et l’adoption
Dans l’ouverture magistrale de son épître, l’apôtre Paul écrit donc : « Béni soit le Dieu et Père de notre Seigneur Jésus-Christ, qui nous a bénis de toute bénédiction spirituelle dans les lieux célestes en Christ! En lui, Dieu nous a choisis avant la création du monde pour que nous soyons saints et sans défaut devant lui. Dans son amour, il nous a prédestinés à être ses enfants adoptifs par Jésus-Christ. C’est ce qu’il a voulu, dans sa bienveillance, pour que nous célébrions la gloire de sa grâce, dont il nous a comblés dans le bien-aimé » (Eph 1. 3-6).
D’emblée, Paul situe l’élection dans un cadre à la fois trinitaire et christologique. Il s’agit donc d’un cadre personnel et relationnel, et non d’une force invisible comme le destin. Dans le jeu des appropriations trinitaires, on pourrait dire que le Père est l’architecte du salut, celui qui met en œuvre sa volonté bienveillante en Christ. Tout ce qu’il a prévu et accompli en faveur des Éphésiens a été fait par amour et en Christ : la bénédiction spirituelle de l’hyper exaltation, l’élection en vue de l’adoption filiale qui débouche sur une vie sainte pour la louange. Ce salut cosmique du Père en Christ est rendu disponible par la foi en la Bonne Nouvelle, don de l’Esprit, qui constitue lui-même une part non négligeable de l’héritage promis.
L’élection éternelle, dans ce passage paulinien, possède une cause instrumentale (« en lui ») et un but final (« l’adoption filiale »). Il faut donc noter, en premier lieu, que d’après de nombreux textes Christ lui-même est élu, sujet de l’amour électif éternel du Père (Mt 3.17 ; Lc 9.35 ; Jn 1.34-35 ; 1 Pi 1.20), cet amour rejaillissant sur tous ceux qui sont unis à lui par le lien de l’Esprit. Il faut distinguer, ensuite, ce que Thomas d’Aquin appelle filiation par nature (propre au Fils éternel) et filiation par adoption (conférée aux chrétiens). Il précise à ce propos que la filiation par adoption est « participare similitudinem » (« similitude participée de la filiation par nature [1]»). En d’autres termes, ce que Jésus est par nature, nous le devenons par pure grâce. Les chrétiens sont donc élus dans le Fils, rendus fils et filles dans le Fils par l’Esprit. Il faut affirmer, enfin, que la prédestination en Christ possède un but : la conformité à l’image de Christ, le Dieu-homme, qu’on peut aussi appeler la participation à la nature divine. Telle est la véritable destination de l’être humain, créé et recréé à l’image de l’Image (le Fils). N’y-a-t-il donc là qu’un rapport de pur vis-à-vis entre Dieu et ses élus ? Et le monde dans tout ça, me direz-vous ?
Les chrétiens sont élus dans le Fils, rendus fils et filles dans le Fils par l’Esprit
La prédestination et le cosmos
En Ephésiens 1. 11-14, Paul ajoute : « En lui nous avons été désignés comme héritiers, ayant été prédestinés suivant le plan de celui qui met tout en œuvre conformément aux décisions de sa volonté pour servir à célébrer sa gloire, nous qui avons par avance espéré dans le Messie. En lui vous aussi, après avoir entendu la parole de la vérité, l’Évangile qui vous sauve, en lui vous avez cru et vous avez été marqués de l’empreinte du Saint-Esprit qui avait été promis. Il est le gage de notre héritage en attendant la libération de ceux que Dieu s’est acquis pour célébrer sa gloire ».
Dans le déploiement de ce salut-union-participation, Paul semble jouer sur trois « temporalités » distinctes, mais conjuguées : l’éternité passée (« avant la fondation du monde »), si l’on peut dire, la plénitude des temps et l’héritage (« l’Évangile qui vous sauve (…) l’empreinte du Saint Esprit »), avant-goût de l’éternité future (« la libération »). En d’autres termes, le plan de salut trine a été conçu avant la fondation du monde, et a été mis en œuvre au moment opportun en vue de la bénédiction salvifique des chrétiens, ce qui devrait susciter l’administration et la louange des Éphésiens, seconds bénéficiaires d’une si grande rédemption. Le mystère de la volonté de Dieu autrefois caché a été pleinement dévoilé à ceux qui sont « en Christ ».
Le plan éternel de Dieu consiste en effet à récapituler l’univers visible et invisible en Christ (Eph 1.10-11), les chrétiens étant le fer de lance de cette glorification aimante de l’ensemble du cosmos. Cette récapitulation profondément relationnelle vise à unir ses élus « en Christ » au Créateur dans la gloire au sein d’un univers réagencé et reconfiguré en Christ. Michael Allen écrit à ce propos qu’en Éphésiens, « la gloire de Dieu n’est pas un fond spéculatif de propriété privée, mais, dans l’Évangile, devient un bien social pour ceux qui sont « en Christ[2] ».
Et si nous redonnions sa chance à la prédestination ?
La prédestination, telle qu’évoquée en Éphésiens 1 ne décrit pas un destin arbitraire qui s’abattrait sur les uns au détriment des autres, destin qui deviendrait alors le sujet de débats spéculatifs malsains (qui est élu ? qui ne l’est pas ?). Paul souligne, au contraire, que la réception de l’Évangile par les Éphésiens reste l’œuvre pleine et entière de la grâce du Dieu personnel qui les a aimés en Christ depuis l’éternité. Si même la foi leur vient de Dieu, il n’y a aucun lieu de se glorifier ou d’être terrifié !
Loin de nous faire frémir, la Bonne Nouvelle du Dieu trine qui s’unit à ses créatures pour leur bonheur dans sa gloire communicative devrait nous faire sauter de joie ! En résumé, être élu en Christ par pure grâce c’est participer à la vie divine, à la vocation humaine et à la rédemption à venir du cosmos tout entier, rien que cela ! Ce privilège extraordinaire devrait nous pousser à cultiver notre identité en Christ dans l’Église et à annoncer les merveilles du Dieu sauveur à un monde en perdition. Et si l’élection en Christ devenait alors le moteur de notre sanctification et de notre évangélisation ?
Être élu en Christ par pure grâce c’est participer à la vie divine
[1] Luc Thomas Somme, Fils adoptifs de Dieu par Jésus Christ, Paris : Vrin, 1997, p.231
[2] Michael Allen, Ephesians, Brazos Commentary on the Bible, Baker : Ada, 2020, p.24
Crédit photo : Wooden Earth Ltd