Les 2 tuniques de Tertullien
Dans les évangiles, nous avons deux histoires de chemises qui n’ont à première vue rien en commun.
Dans la première, Jean annonce que la vraie repentance implique de partager ses chemises en trop à ceux qui n’en ont pas :
Luc 3.10-11 Les foules lui demandaient : « Que devons-nous donc faire ? » Il leur répondait : « Celui qui a deux chemises, qu’il en donne une à celui qui n’en a pas. Et celui qui a de quoi manger, qu’il partage ce qu’il a. »
Dans la seconde, Jésus enseigne que nous devrions nous laisser dépouiller de nos vêtements par ceux qui veulent injustement nous les prendre :
Luc 6.29 Si quelqu’un te frappe sur une joue, présente-lui aussi l’autre ; si quelqu’un te prend ton manteau, ne lui refuse pas non plus ta chemise.
Dans les deux cas, la chemise représente un de nos biens les plus fondamentaux. Elle appartient au trio : vêtements, nourriture et logement, sans lesquels il est très difficile de survivre. Mais à part ça, qu’est-ce qui relie ces deux textes ?
En fait, si je vous écris au sujet de ces deux tuniques, c’est qu’un certain Tertullien a proposé un lien entre ces deux textes, d’une manière qui m’a particulièrement interpellé :
Celui qui n’a pas décidé de supporter avec constance le préjudice subi du fait d’un vol, d’une agression, ou même de l’indifférence, je ne sais s’il serait capable de porter la main à sa fortune sans hésiter ou de bon cœur à l’occasion d’une aumône. […] on n’a pas peur de donner, quand on ne craint pas de perdre. D’ailleurs comment celui qui a deux tuniques en donnera-t-il une à celui qui est nu, s’il n’est pas également capable d’offrir aussi son manteau à celui qui lui prend sa tunique ? (De la patience, VII)
Quel lien entre accepter de perdre et ma générosité ?
Pour lui, le lien est évident : « on n’a pas peur de donner, quand on ne craint pas de perdre ». Mais ce lien est-il si évident pour nous ? En réalité, la logique de Tertullien peut paraître contre-intuitive. Une fois que l’on m’a pris ma deuxième chemise, je ne peux plus la donner à celui qui n’en a pas. Il nous semble naturel de penser que notre générosité augmente lorsque 1) nos revenus augmentent et 2) quand personne ne vient prendre « le fruit de notre travail ». Beaucoup de jeunes se lancent avec les meilleures intentions du monde dans des carrières particulièrement lucratives avec la justification que ça leur permettra de donner nettement plus qu’avec un salaire plus modeste. Et beaucoup se plaignent de niveaux d’impositions jugés « confiscatoires » qui les « empêchent » d’être aussi généreux qu’ils pourraient l’être dans un pays fiscalement moins gourmand.
Pourtant, contre nos intuitions les plus naturelles, c’est en général l’inverse qui se produit. De manière générale, la proportion de nos revenus que nous donnons est inversement proportionnelle à nos revenus, y compris chez les chrétiens. Par exemple, pour les chrétiens américains, ceux qui gagnent moins de 10 000$ par an donnent en moyenne 11,2 % de leur salaire alors que ceux qui gagnent plus de 150 000$ donnent en moyenne 2,7%.
Tertullien met le doigt sur quelque chose de très important : notre générosité dépend d’abord de notre attachement à nos biens. Et la manière dont on réagit lorsqu’on nous prend ce qui nous appartient révèle quel est notre attachement à ce que nous possédons.
Ce n’est pas l’injustice de se voir privés de nos biens qui nous rend généreux. Mais si nous en sommes suffisamment détachés pour accepter que l’on nous prenne ce que l’on a, alors on en est aussi suffisamment détaché pour le donner.
Ce « test » peut sembler un peu théorique. J’espère que nous n’avons pas tous les jours l’occasion de nous faire « prendre notre chemise » mais certaines choses du quotidien peuvent nous mettre sur la voie. À titre d’exemple, notre voiture a été rayée, dans les grandes largeurs, il y a quelques jours, par des adolescents, probablement pour tuer le temps. C’était une bonne occasion pour tester notre attachement à notre voiture… Mais concrètement, si nous ne sommes pas prêts à voir notre voiture être rayée (ce qui ne change rien à son fonctionnement) comment pourrons-nous prendre le risque de la prêter à quelqu’un qui en aurait besoin et qui pourrait l’endommager bien plus sérieusement qu’en la rayant ? À une petite échelle, accepter qu’elle soit rayée est une condition nécessaire pour accepter d’être vraiment généreux avec notre voiture.
Comment se détacher ?
Comme je le disais : notre réaction lorsqu’on nous prend quelque chose révèle notre attachement à ce qu’on possède, mais ce n’est pas un moyen pour nous permettre de nous détacher (et de devenir généreux). La question reste donc : comment nous détacher suffisamment de nos biens pour pouvoir être généreux ?
C’est une question qui mériterait toute une série d’articles, mais voici quelques pistes :
Tout recevoir comme un cadeau de Dieu
Nous sommes les descendants d’Adam et Ève. Nous ne sommes jamais absolument propriétaires, mais « seulement » les représentants de Dieu, qui nous a confié cette belle création dont provient tout ce que nous avons.
Renoncer à l’idée que notre richesse est directement liée à nos mérites
Ce n’est pas le mérite d’un salarié qui détermine le montant de son salaire. Il y aurait beaucoup de choses à dire à ce sujet, mais je crois que la simple comparaison entre le revenu de certains « influenceurs » et le salaire d’une infirmière peut suffire à nous convaincre. C’est un point important, parce que tant que nous sommes convaincus que notre mérite se compte en euros, alors nous auront besoin d’acheter des choses qui symbolisent publiquement ce mérite, plutôt que de pouvoir nous en séparer généreusement.
En comparant nos trésors terrestres aux trésors célestes
Lorsque Jésus enseigne sur le détachement de nos « trésors terrestres », il les fait pâlir à la lumière des « trésors célestes » (p. ex. Lc 12.32-34 ; 18.22). Si nos biens sont le seul horizon que nous ayons, alors ce serait une folie de s’en détacher. Au contraire, si notre cœur s’attache d’abord à ce que Dieu nous donne, bien au-delà des biens matériels, alors l’importance de tout ce que l’on peut acheter peut être relativisée.
Je ne nous souhaite pas que nous nous fassions prendre notre chemise trop souvent, mais je nous souhaite que lorsque ça nous arrive, nous puissions constater la liberté que Dieu nous donne. À tel point que nous pourrons partager ce que nous avons avec ceux qui en ont besoin.
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