Il y a encore quelques mois nous vivions dans un monde paisible dans lequel nous étions libres de nos mouvements, libres de faire des projets, libres de se parler sans avoir peur de contaminer ou être contaminé par un virus potentiellement mortel.
Mais depuis, un virus a perturbé nos vies et l’on nous répète à longueur de journée que ce que nous vivons est « sans précédent ». Cependant, notre situation est-elle vraiment si exceptionnelle ? Est-ce que l’exception n’est pas plutôt la tranquillité du monde dans lequel nous vivions ? Nous avons peut-être oublié à quel point nous vivons dans un monde qui, depuis « la nuit des temps », a l’habitude de souffrir, plus que nous avons nous-même eu l’habitude de souffrir.
Un virus apocalyptique ?
Pour certains, il ne fait aucun doute : la crise du coronavirus est un signe de la fin des temps. Au-delà du fait que depuis les débuts de l’Église, les chrétiens ont cru discerner la fin dans toutes les catastrophes qu’ils traversaient, il me semble que notre regard sur la crise actuelle révèle plus de choses sur nous-même que sur la crise elle-même. Pour la majorité d’entre nous en occident, nous avons grandi sans faire l’expérience de la guerre, de la famine, ou d’une épidémie majeure. Nous avons vécu dans un monde où l’espérance de vie (et tous les indicateurs du même type) étaient en croissance constante. Ceci n’est pas l’expérience humaine « normale ». La réalité « occidentale » depuis la fin de la seconde guerre mondiale n’est pas la norme mais l’exception. Est-ce qu’on peut seulement imaginer à quoi ressemblaient les nombreuses pandémies du passé qui ont parfois décimés plus de 25%[1] de la population d’un pays entier (ce qui représenterait en France plus de 16 millions de morts) ! Et ces fléaux n’appartiennent malheureusement pas qu’au passé. Pour les pays qui n’ont pas vécu la même prospérité que la nôtre pendant ces dernières décennies, les épidémies (notamment le paludisme qui tue encore environ 400 000 personnes par an, en majorité des enfants), les guerres et les famines font toujours partie de la vie « normale ».
Soupirer avec Dieu dans ce monde qui souffre
Reconnecter avec ce qu’il y a de plus sombre dans la condition humaine ne doit pas nourrir notre cynisme. Il serait terrible de conclure : « finalement, ce virus est un problème parmi d’autres, pas besoin d’en faire des tonnes ! » Au contraire, c’est l’occasion de pleurer avec ceux qui pleurent. C’est l’occasion de prendre conscience que le péché n’est pas seulement une réalité dans mon cœur, c’est un poison qui infecte tout ce que Dieu a créé de bon. Cette saison est l’occasion de nous approprier pleinement ces paroles de Paul :
La création a été soumise à la futilité — non pas de son propre gré, mais à cause de celui qui l’y a soumise — avec une espérance : cette même création sera libérée de l’esclavage du périssable pour avoir part à la liberté glorieuse des enfants de Dieu. Or nous savons que, jusqu’à ce jour, la création tout entière soupire et souffre les douleurs de l’accouchement. Bien plus, nous aussi, qui avons les prémices de l’Esprit, nous aussi nous soupirons en nous-mêmes, en attendant l’adoption filiale, la rédemption de notre corps. (Rm 8.20-23)
La croissance de notre PIB n’a pas mis fin à « l’esclavage » auquel toute la création, dont nous faisons partie, est soumise. Et l’Église doit résister à la tentation d’utiliser sa prospérité pour se couper de la souffrance de ce monde. Au contraire, elle doit porter le deuil avec ceux pour qui la mort est omniprésente et continuer de s’attacher à notre espérance de vivre dans un monde où les guerres, les famines et les pandémies appartiendront au « monde d’avant » pour l’éternité.
Une Église au chevet d’un monde qui souffre
Pleurer avec ceux qui pleurent n’implique pas de se résigner à la passivité. Dieu n’est pas un gestionnaire céleste qui s’attristerait d’en-haut de tout ce qui ne tourne pas rond en bas. Au contraire, le Père a envoyé le Fils pour pleurer avec ceux qui pleurent et pour secourir ceux qui sont dans la détresse. Tout comme Jésus a pleuré avec les proches de Lazare (Jn 11.35) et l’a ressuscité (Jn 11.43-44) en mettant sa propre vie en péril (Jn 11.16), il nous envoie pour apporter son secours à ce monde qui souffre, quel qu’en soit le coût (Jn 20.21 ; Mt 10.24).
Ainsi, dès le livre des Actes, lorsqu’est annoncée une famine dans tout le monde, le réflexe des chrétiens n’est pas de dire : « battons en retraite dans nos bunkers, Jésus revient ! » mais « Les disciples d’Antioche décidèrent alors de donner, chacun selon ses moyens, et d’envoyer des secours aux frères qui habitaient la Judée. » (Ac 11.29). Et cela ne s’est pas arrêté à l’Église du Nouveau Testament. Rodney Stark, dans son livre L’essor du christianisme montre de manière remarquable dans son chapitre consacré aux épidémies comment l’attitude des chrétiens a été un témoignage vivant de l’Évangile. Alors qu’à chaque épidémie, la pratique en dehors de l’Église était, pour les riches, de fuir les villes et, pour les autres, d’éviter tout contact avec les malades, y compris en jetant les corps n’importe où, beaucoup de chrétiens choisissaient de rester pour prendre soin des malades, chrétiens ou non. Nous pouvons aujourd’hui suivre leur exemple de nombreuses manières. Nous pouvons, par exemple, soutenir le personnel médical, être bénévole dans les associations qui interviennent auprès des personnes les plus vulnérables, faire et/ou offrir des masques à ceux qui n’en n’ont pas, et tout simplement, ne pas prendre de risques inutiles de contracter le virus.
Ne soyons pas surpris de voir notre monde frappé par des guerres, des famines ou des pandémies. Mais n’y soyons pas insensibles non plus. Alors que Dieu a permis à la majorité d’entre nous d’être, jusque-là, épargnés par ces fléaux, n’oublions pas de pleurer avec ceux qui pleurent. Plutôt que de tomber dans un catastrophisme apocalyptique paralysant, continuons d’être envoyés dans ce monde qui souffre selon l’exemple de Christ, en continuant d’aspirer à son retour glorieux, lorsqu’il libérera sa création de l’esclavage auquel elle est soumise.
[1] Par exemple, il est estimé que deux grandes épidémies au IIe et IIIe s. ont chacune tué plus de 25% de la population de l’Empire romain et la Peste noire, au XIVe s. a tué plus d’un tiers des européens.
Pour aller plus loin
- Rodney Stark, L’essor du christianisme, Charols, Excelsis, 2013, 304p.
- N.T. Wright, God and the Pandemic. A Christian Reflection on the Coronavirus and its Aftermath, Londres, SPCK, 2020, 77p.
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