Babel : plaidoyer pour la diversité culturelle

Babel : plaidoyer pour la diversité culturelle
Robin Reeve
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Et s’il fallait lire autrement la fameuse histoire de la tour de Babel ? À la suite des récits de Caïn et Abel et du Déluge, l’histoire de Babel (c’est-à-dire Babylone [1]) a une portée théologique, présentant les suites de la rupture en Éden. Au-delà de l’événement, elle dénonce un phénomène récurrent au travers des âges.

Ésaïe et l’Apocalypse, dans la suite des Écritures, évoqueront ainsi Babylone comme l’archétype de la cité orgueilleuse des hommes, en contraste avec Jérusalem, cité et montagne de Dieu [2].

Le récit de Babel, bien compris, nous interroge sur notre rapport au monde et à la diversité culturelle.

Dispersion de l’humanité : un mal ou un bien ?

Dans la « Table des nations » (liste des pères fondateurs des soixante-dix nations qui descendent de Noé), les descendants de Noé se dispersent « selon leur langue » (Gn 10.5, 20 et 31). Cette dissémination se serait-elle produite après que Dieu ait brouillé la langue des bâtisseurs à Babel ? Certains proposent donc une chronologie qui inverse les chapitres 10 et 11. La diversité linguistique serait alors l’effet d’un jugement contre l’humanité.

Ou Babel serait-il plutôt un épisode particulier de l’histoire générale de la dispersion des nations ? Celle-ci, accomplissant le mandat divin donné à Noé (« Remplissez la terre. » Gn 9.1), serait légitime et bonne. À Babel, le processus de dispersion « gripperait » et Dieu sanctionnerait ce blocage, afin de relancer le processus.

La dispersion des nations, accomplissant le mandat divin donné à Noé, serait légitime et bonne. À Babel, le processus de dispersion « gripperait » et Dieu sanctionnerait ce blocage, afin de relancer le processus.

Je penche pour cette seconde lecture et, après avoir présenté les arguments en sa faveur, j’évoquerai quelques pistes théologiques en lien avec la diversité culturelle.

Langue ou discours ?

Plusieurs indices linguistiques peuvent soutenir l’idée que l’histoire de Babel ne concerne qu’une partie de l’humanité. D’une part, la « terre » peut ne désigner qu’une région plutôt que le monde – les nations du ch. 10 se dispersent ainsi « dans leurs terres ». D’autre part, les bâtisseurs ne sont pas identifiés (les fils de Noé à l’origine des nations de Gn 10 ne sont pas mentionnés) et Babel n’est pas le point d’origine de la dispersion dans la Table des Nations (Gn 10.10).

Babel n’est pas le point d’origine de la dispersion dans la Table des Nations

L’idée que ces hommes parlaient une seule langue avec les mêmes mots peut aussi être contestée. Il est littéralement dit : « Et il se fit que toute la terre (était) une seule lèvre et des paroles unes. » Si l’hébreu au ch. 10 parle de « langue », au ch. 11 il parle de « lèvre ». Le mot « Lèvre » peut désigner (rarement) une langue parlée (cf. Ez 3.6), mais il peut aussi évoquer le contenu d’un discours. Ainsi, Sophonie annonce que Dieu donnera aux peuples « une lèvre purifiée », par laquelle ils « invoqueront le nom de YHWH » dans un service unanime (So 3.9). Il n’est clairement pas question d’une langue commune, mais d’un discours commun. À la Pentecôte, souvent présentée comme un anti Babel, les apôtres parlent diverses langues (Ac 2.4, 7) : l’unité créée respecte les différences culturelles et n’implique pas une unité linguistique.

Il n’est clairement pas question d’une langue commune, mais d’un discours commun

Quant aux « paroles », le terme hébreu ne présente aucune occurrence où la traduction « mot » en tant qu’unité de langage soit absolument nécessaire [3]. Ces paroles sont « unes » : ce pluriel, très rare, apparaît trois fois avec le sens de « un peu » de jours ; la dernière et quatrième occurrence, en Ézéchiel, est attachée à la prédiction que Juda et Israël deviendront « unis » [4].

À la traduction « une langue et des mêmes mots » je préfère donc « un seul discours et des paroles unes ». La sanction divine ne consisterait pas à créer des langues différentes, mais à brouiller le discours des bâtisseurs, les divisant entre eux quant à leur projet.

La sanction divine ne consisterait pas à créer des langues différentes, mais à brouiller le discours des bâtisseurs, les divisant entre eux quant à leur projet

La nature de l’entreprise

Ainsi, Babel ne décrit pas une langue commune précédant l’apparition des diverses langues humaines mais nous présente un discours opposé à cette diversité.

La structure du récit met en avant que Dieu, souverain est le seul véritable acteur de l’événement : si les hommes se déplacent (v.2) et parlent (v.3-4), lui se déplace (v.5), parle (v.6-7) et agit (8a). Les bâtisseurs ne font que cesser de construire la ville (v. 8b) – de la tour, on ne sait pas si même une brique a été posée…

Les premières villes mésopotamiennes étaient composées de bâtiments publics entourant un temple et une ziggourat, une pyramide d’où la divinité était censée descendre s’installer dans le sanctuaire. L’expression « dont le sommet est dans le ciel » décrit fréquemment les temples et leur ziggourat dans la littérature mésopotamienne. La tour ne visait donc pas à monter au ciel, mais à en faire descendre Dieu[5].

La tour ne visait donc pas à monter au ciel, mais à en faire descendre Dieu

L’entreprise est religieuse, mais doublement fautive : les bâtisseurs veulent orgueilleusement « se faire un nom » (v. 4a) et leur motif est le refus de se disperser (v. 4b), contre l’ordre donné à Noé.

Babel nous interroge

L’histoire de Babel et sa valorisation de la diversité linguistique et culturelle nous permet d’ébaucher au moins deux pistes d’application :

  • L’Histoire a connu bien des projets à prétention universelle : leur anthropocentrisme et leur désir d’uniformité (y compris linguistique) sont des symptômes d’un mal que nous devons discerner.
  • En même temps, si l’Évangile est un message universel, comment le vivre et l’annoncer sans imposer une culture particulière ?

Si l’Évangile est un message universel, comment le vivre et l’annoncer sans imposer une culture particulière ?

Pour aller plus loin :

  • Richelle, Matthieu, Comprendre Genèse 1-11 aujourd’hui, coll. La Bible et son Message, Charols et Vaux-sur-Seine, Excelsis et Edifac, 2013, 299 p.
  • Walton, John, Ancient Near Eastern Thought and the Old Testament. Introducing the Conceptual World of the Hebrew Bible, coll. Apollos, Nottingham, IVP, 2007, 368 p.

[1] L’hébreu bāvel désigne la ville de Gn 11 et Babylone : ce sont les traductions qui donnent à tort l’impression qu’il s’agit de lieux différents.

[2]  Ainsi, Ésaïe, dans sa « Petite Apocalypse » (ch. 24-27), contraste la « cité de chaos » (24.10), la « forteresse d’étrangers » (25.2), la « ville des violents » (25.3), la « cité inattaquable » (25.2, 27.10) vouée à la ruine, avec Sion, cité et montagne de Dieu son roi, abri pour les faibles et lieu de salut pour l’humanité (24.23 ; 25.6, 7 et 10 ; 27.13).

[3] Le sens de « paroles » peut se substituer ainsi à « mots ».

[4] Gn 27.44 et 29.20 ; Da 11.20 et Éz 37.17.

[5] John Walton, « Comparative Exploration : Tower of Babel », Ancient Near Eastern Thought and the Old Testament. Introducing the Conceptual World of the Hebrew Bible, coll. Apollos, Nottingham, IVP, 2007, p. 120.

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