Une utopie sans limite
L’idée de célébrer nos limites peut sembler contre-intuitive. Les limites sont des contraintes qui s’imposent à nous, nous empêchant de vivre tout ce que nous voudrions vivre. Votre budget a probablement limité votre choix de vacances cet été. Votre temps libre disponible va limiter cette année encore vos loisirs, ou le temps que vous voudriez passer avec vos proches.
Plutôt que d’accepter nos limites, notre culture célèbre toutes les opportunités de les dépasser. Nous attendons des avancées scientifiques et techniques qu’ils nous conduisent dans un mouvement de progrès permanent, nous rendant capables de dépasser toutes nos limites. Le regain d’intérêt pour la conquête de l’espace est l’un des symptômes de notre insatiable désir de repousser toujours plus loin nos limites.
Les conséquences de cette utopie…
Mon propos n’est certainement pas de critiquer les progrès scientifiques et techniques en soi. Je suis néanmoins convaincu que notre défi majeur est d’accepter certaines de nos limites, voir même de nous fixer des limites volontairement.
On pourrait imaginer que cette conviction ne serait pas la bienvenue sur le Plateau de Saclay, où nous implantons une Église, dans la mesure où ce territoire est dédié à la recherche scientifique et à l’innovation technique. Et pourtant, c’est bien parmi les étudiants de ces prestigieuses écoles d’ingénieurs (École Polytechnique, CentraleSupélec, École Normale Supérieure, etc.) que je constate de plus en plus cette prise de conscience que ni la science ni l’innovation suffiront à résoudre nos problèmes.
… Sur notre environnement
C’est en particulier concernant les défis environnementaux que la prise de conscience est frappante. En mai dernier, certains étudiants de l’école AgroParisTech se sont fait les ambassadeurs de cette conviction lors de leur remise des diplômes en affirmant que la science et l’innovation ne suffiront pas et l’importance d’apprendre à nous limiter pour continuer à vivre dans un monde dont nous devons accepter la finitude.
… Sur notre santé
Et cette prise de conscience ne se cantonne certainement pas aux questions environnementales. Pour ne citer qu’un seul autre exemple, on peut discerner une nouvelle importance donnée à nos limites physiques. L’idéal de vie professionnel où l’on se dépasserait toujours plus pour atteindre les sommets est de plus en plus remis en question. Après une mode dans les formations au leadership (y compris dans les contextes d’Église) à faire la promotion du réveil à 5 heures du matin, c’est l’importance du sommeil qui fait son grand retour, en particulier chez les grands patrons ou chez les athlètes. Des personnes comme Jeff Bezos (fondateur d’Amazon) et Lebron James (basketteur en NBA) soulignent à quel point leur réussite professionnelle et athlétique est liée à l’importance qu’ils donnent à dormir au moins huit heures par nuit.
Accueillir nos limites comme un cadeau de Dieu
L’importance d’accepter nos limites et de nous en fixer n’est pas juste une prise de conscience à la mode. Elle est au cœur de la sagesse chrétienne.
Trop souvent, en tant que chrétiens, nous nous laissons façonnés par la culture dans laquelle nous vivons et nous finissons par croire que, parce que notre Dieu n’est pas limité, alors nous devrions vivre une vie sans limites. Comme le disent les paroles du chant Limitless de Planetshakers :
Je dis au revoir à toutes les limites
Je dis bonjour au Dieu de toute la création
Il n’y a pas de limites en toi
Pourtant, tout au long de la Bible, nous découvrons un Dieu qui, dans son amour, donne des limites à ceux qui le suivent.
Limiter notre travail et notre production
La limite la plus emblématique est probablement celle du sabbat donnant une limite temporelle à notre travail (Ex 20.10). Cette limite s’étend également à ce que nous pouvons attendre des personnes qui travaillent pour nous et mêmes des ressources naturelles dont nous bénéficions (Lv 25.2-7).
Le travail, l’exploitation de nos ressources et la production de richesses sont une bénédiction de Dieu pour l’humanité, uniquement dans le cadre des limites que Dieu nous donne.
Ce n’est pas une formule magique, mais combien de burnout, de divorces et de catastrophes environnementales pourraient être évités si simplement nous acceptions de fixer des limites à notre travail et à l’exploitation des ressources que Dieu met à notre disposition.
Limiter l’accumulation de nos richesses
Tout au long de la Bible, Dieu met en garde ceux qui seraient tentés d’accumuler pour eux-mêmes les richesses (p. ex. Es 5.8-10 ; Lc 12.16-21 ; 18.24-27). Il est remarquable que cette mise en garde s’applique même aux rois d’Israël : « Mais qu’il n’ait pas un grand nombre de chevaux […] et qu’il n’ait pas une grande quantité d’argent et d’or. » (Dt 17.16-17).
Accepter de fixer une limite à la « constitution de notre capital » est la condition nécessaire pour obéir à Dieu dans beaucoup de domaines. Non seulement cela rend plus facile la limitation de notre travail, et l’exploitation de nos ressources pour produire toujours plus, mais c’est aussi indispensable pour être réellement généreux et mettre concrètement notre confiance en Dieu, plutôt que dans notre capital.
Limiter nos libertés individuelles
S’il y a bien des limites qui semblent inacceptables, c’est celles qui concernent nos libertés individuelles. Je suis interpelé de voir comment les chrétiens peuvent élever leurs libertés individuelles au-dessus de toute autre considération, leur donnant de fait une autorité quasi-divine.
Et pourtant, de bien des manières, Dieu nous enseigne que pour l’aimer et aimer notre prochain, nous avons besoin de fixer des limites à nos libertés. Le mariage est par exemple le cadre dans lequel nous devons limiter notre liberté pour pouvoir construire une relation commune. À l’idée de renoncer à leur « droit » de divorcer à leur guise, les disciples de Jésus n’hésitent pas à répondre : « Si telle est la condition de l’homme par rapport à la femme, il n’est pas avantageux de se marier. » (Mt 19.10b). Cet échange montre bien : 1) combien il nous est difficile de fixer des limites à notre liberté et 2) que l’amour véritable nécessite de limiter notre autonomie.
Si nous voulons aimer Dieu et notre prochain, nous devons accepter de limiter nos libertés, non pas comme une contrainte à subir, mais comme une manière d’aimer réellement.
Célébrer plutôt que subir nos limites
Nous sommes limités, que cela nous plaise ou non. Notre choix n’est pas entre la présence ou l’absence de limites, mais entre une lutte pour les dépasser et la sagesse de se fixer des limites conformes à la vie que Dieu veut nous donner.
Plutôt que de subir nos limites et les diverses invitations pressantes à les dépasser, nous devrions entendre la voix de notre bon Père qui nous invite à fixer des limites dans notre travail, dans l’exploitation des ressources naturelles, dans nos libertés et dans bien d’autres domaines, pour vivre pleinement la vie que Dieu nous donne.