Chaque génération, dans sa quête spirituelle, a tendance à se construire sa propre image de Jésus. Après les premiers siècles, de l’Antiquité au Moyen-Âge, le parcours se poursuit, de la Renaissance à aujourd’hui.
Fait pour nous malédiction
Puis, c’est la double explosion de la Renaissance et de la Réforme. Bien qu’elle puisse encore le confesser des lèvres, la Renaissance, par son inspiration humaniste, s’éloigne de Jésus-Christ. Mais il est au centre du message et de l’expérience de la Réforme.
Moine et professeur de théologie, Luther restait dans la terreur d’un Jésus-Juge. Sa révolution, c’est la découverte d’un autre Jésus : non pas du Jésus seul Chef de l’Église (cela ne viendra qu’après), mais du Jésus qui est la miséricorde de Dieu, qui est Dieu devenu proche, Dieu qui a voilé l’éclat de sa gloire et s’est fait faible et petit pour que la crainte se convertisse en foi.
Plus précisément, Luther retrouve dans l’Écriture ce que même les Pères n’avaient plus bien compris : que le Fils de Dieu s’est fait notre frère pour prendre notre place, pour porter notre péché. « Il a été fait malédiction pour nous » (Galates 3.13), « lui qui n’a pas connu le péché, Dieu l’a fait péché pour nous, afin que nous devenions en lui justice de Dieu » (2 Corinthiens 5.21). Ô le bouleversement libérateur de cet échange ! Luther peut prêcher :
Apprends à connaître le Christ, et le Christ crucifié ; apprends à chanter sa louange, à désespérer de toi-même et à dire : Toi, Seigneur Jésus, tu es ma justice, mais moi, je suis ton péché : tu as assumé ce qui est à moi, et tu m’as donné ce que je n’étais pas (Œuvres, t. VIII, p. 10).
Chez Calvin, le deuxième grand de la Réforme, se déploie la doctrine des trois offices du Christ : Jésus est le Prophète, et plus qu’un prophète, puisqu’il est le Verbe même de Dieu ; il est le Roi, dont le règne, bien différent du règne charnel qu’attendait le peuple de son temps, embrasse tous les domaines de l’existence comme toutes les régions de l’univers ; il est le Sacrificateur, qui a fait, une fois pour toutes, l’expiation des péchés en s’offrant lui-même en victime propitiatoire pour les pécheurs.
Les héritiers, sans chercher l’originalité, gardent cette vision. Au XVIIe et au XVIIIe siècles, le piétisme souligne les effets, dans l’expérience, de la présence du Christ en nous. Il ajoute la note du « Dieu sensible au cœur » (au sens moderne d’affectivité), que Pascal déjà, avec une nuance différente, avait fait entendre. C’est un tableau du Crucifié qui a ému Zinzendorf : voici ce que j’ai fait pour toi ; et toi, qu’as-tu fait pour moi ?
Tous les Jésus
Depuis « la crise de la conscience européenne » (1680-1715), pour reprendre l’expression de Paul Hazard, à nos jours, on voit foisonner les images de Jésus. Le plus grand nombre abandonne la discipline biblique : chacun trie ce qui lui plaît du document original, et chacun se fait le Christ qui lui semble bon. Les Jésus se succèdent, au gré des modes philosophiques : Jésus hégélien, romantique, existentialiste, évolutionniste, révolutionnaire.
La tendance parmi les modernistes est de considérer Jésus soit comme un symbole, soit comme un modèle. Si on parle de lui comme Dieu, c’est symboliquement : il s’agit du fond divin de l’humanité même, ou de la transparence de l’humain à l’Absolu. C’est Jésus l’homme qu’on admire : chacun le fait coïncider avec son idéal d’humanité. Dans une perspective moraliste, il sera la figure du Bien.
D’autres verront en lui le modèle de la sensibilité religieuse, tout en douceur – tout en fadeur. Écœurés, d’autres encore chercheront un autre Jésus, le grand « inquiéteur », obligeant toujours à se remettre en cause. Après le Jésus pacifiste, vient le Jésus révolutionnaire, au profil de Che Guevara. Encore un peu et cela tournerait au jeu ; quelle tristesse pour celui qui connait et qui aime Jésus !
Les artistes aussi, bien sûr, représentent en Jésus-Christ l’homme Christ qui résume toute la souffrance des hommes ; Christ disloqué qui témoigne de l’éclatement culturel, du désespoir anarchique de notre temps.
Ceux qui connaissent et qui aiment Jésus le voient sans doute d’abord comme les chrétiens des autres siècles ; mais ils insistent sur son amitié, sa communion quotidienne, et ils mettent l’accent sur son retour : il vient.
Conclusion
À chaque époque, l’image qu’on se fait de Jésus reflète fort nettement l’idéologie, la mentalité du temps.
Telle est la première conclusion que nous pouvons tirer de notre survol. C’est vrai des conceptions que le témoignage biblique autorise comme des autres. Dans les premiers siècles, par exemple, l’insistance des orthodoxes sur la descente du divin dans la chair montre qu’ils avaient en commun avec les gnostiques, leurs adversaires, une pensée dominée par la dualité chair-Esprit (divin). À l’autre bout de l’horizon, le Jésus des Jesus’ people, libérateur de la drogue, a plus d’un trait de ressemblance avec le Christ guévariste des révolutionnaires.
Il est normal que chaque génération cherche le visage de Jésus qui lui sera du plus grand secours dans ses besoins. Il est dangereux, aussi, qu’elle le fasse, car elle risque d’oublier les autres aspects révélés. Et il est désastreux qu’elle se croie capable de trouver un Christ plus vrai que celui des Écritures, en obéissant à l’esprit de son temps plutôt qu’à Celui du Seigneur. Pour échapper à l’écœurante facilité, à la vanité, de la fabrication des « Jésus » modernistes, une seule voie : le respect total du texte. Quand on décide de s’y engager, on découvre vite que le texte n’est pas un texte comme les autres, mais la Parole d’un Christ aujourd’hui vivant.
Toujours, c’est notre deuxième conclusion, les déviations loin de l’Écriture correspondent à l’atténuation ou au refus de ce scandale : l’incarnation de Dieu dans un point « contingent » de l’espace et de l’histoire. Les gnostiques refusent cette historicisation localisée de Dieu ; les modernistes aussi. C’est là l’inouï et l’inimaginable, la naïveté qui fait sourire de dédain les philosophes ! On veut bien d’une transparence de l’Absolu, mais d’un Dieu vraiment devenu cet homme, là, alors… !
Or, ce scandale démarque de façon décisive le vrai Dieu, le Dieu vivant, libre, réel, des dieux qui ne sont que nos abstractions suprêmes, extrapolées du monde. Il faut s’y accrocher sans une concession.
Altérations, déviations… Et toujours cependant, la figure de Jésus résiste. Même les incroyants reviennent à la Bible, même les apostats sont fascinés par Jésus. Nul n’a parlé comme cet homme ; nul n’est comme lui mort et ressuscité ; nul ne répond aujourd’hui comme il le fait au cri qui l’appelle. Le comprendront-ils ? S’ils se forgent d’autres Jésus, c’est qu’ils ont besoin du vrai. Et les autres leur diront, en rappelant le vieux cantique de Saint Bernard :
Si sa grâce est fidèle
pour qui Le cherche,
Qu’est-elle
pour celui qui L’a trouvée !
Ce sera la conclusion de nos conclusions.
Lire la première partie de cet article : de l’Antiquité au Moyen-Âge
[Cet article est paru à l’origine dans la revue Ichthus 1973/29-30 et publié avec l’accord de l’auteur.]
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