L’une des questions les plus fréquentes que se posent les chrétiens évangéliques est la suivante : Quelle devrait être précisément la structure de l’Église aujourd’hui ?
L’une des manières d’y répondre est évidemment de sonder les Écritures pour comprendre le modèle laissé par les apôtres. Pourtant, la réalité de l’Église au XXIe siècle siècle démontre une grande diversité d’interprétation du texte biblique à ce sujet. Il n’est pas question de revenir sur ces différences, ni de plaider pour un modèle, mais de regarder comment, l’un des écrits les plus anciens du christianisme, en dehors du corpus biblique, témoigne de la structure de fonctionnement de l’Église, à la fin du Ier siècle. Cela nous permettra de comparer les prescriptions du Nouveau Testament et les usages qui ont rapidement été en vigueur dans la chrétienté.
Ignace d’Antioche est un « père apostolique », c’est-à-dire un chrétien en responsabilité ecclésiale qui a vécu en même temps que les apôtres et dont les écrits témoignent de la foi chrétienne et de la vie de l’Église au Ier siècle. Sa lettre aux Éphésiens illustre bien la structure ecclésiologique dont témoignent aussi toutes ses autres lettres.
« Pour Burrhus, mon compagnon de service, votre diacre selon Dieu, béni en toutes choses, je souhaite qu’il reste près de moi pour faire honneur à vous et à votre évêque. (…) Il convient donc de glorifier en toutes manières Jésus-Christ, qui vous a glorifiés, afin que rassemblés dans une même soumission, soumis à l’évêque et au presbyterium, vous soyez sanctifiés en toutes choses. » (II.1)
Diacre, évêque, presbyterium
Ignace utilise le mot de diacre de manière toute personnelle « votre diacre ». Il semble que Burrhus était de la communauté d’Éphèse mais prêté en assistance à Ignace qui était évêque d’Antioche. Ce diacre contribue visiblement à l’unité de l’Église entre Antioche et Éphèse par son service pour Ignace. Par ce service, il fait honneur à l’évêque d’Éphèse dont il dépend ainsi qu’à toute l’Église.
L’autre tournure très personnelle : « votre évêque » témoigne du rôle bien défini de celui-ci dans les communautés en place à cette époque. L’évêque d’Antioche n’est pas celui d’Éphèse et inversement. Dès le début de sa lettre Ignace s’adresse « à l’Église » qui doit être, soumise à l’évêque et au presbyterium (II.2, Cf. X.2). Il est fait mention d’un seul évêque, mais d’un presbyterium c’est-à-dire d’un collège d’anciens. Cette structure suggère donc une hiérarchie. On pourrait dire en quelque sorte que la structure est à la fois « épiscopale » et « presbytérienne » et donne formellement à l’évêque une place prééminente au sein des dirigeants de la communauté. Ignace énonce ce lien hiérarchique par une métaphore parlante :
« votre presbyterium justement réputé, digne de Dieu, est accordé à l’évêque comme les cordes à la cithare » (IV.1 cf. Phi I.2).
C’est la cithare qui porte des cordes et non l’inverse … Il ajoute que les évêques sont établis jusqu’aux extrémités de la terre (III.2) et il insiste sur sa propre « unité spirituelle », avec l’évêque d’Éphèse (V.1). Il demande à l’Église de se soumettre à celui-ci (V.3), de le révérer (VI.1), de le regarder comme le Seigneur lui-même (VI.1).
Apôtres
Ignace rappelle alors que l’Église d’Éphèse a toujours été unie aux apôtres (XI.2) et souligne cet « héritage » » en particulier en mentionnant Paul comme un modèle dont lui-même aimerait être trouvé comme marchant sur les traces à l’heure de sa mort. (XII.1)
Le modèle Ignacien est donc simple : les évêques sont institués dans toutes les Églises selon les prescriptions des apôtres dont ils sont les successeurs, ils président un collège d’anciens auquel l’Église doit être soumise. Parmi les membres de ces Églises, des diacres assistent l’évêque et servent les communautés dans un esprit d’unité et les Églises doivent aussi leur être soumises. Les autres lettres d’Ignace illustrent bien cette structure.
Le modèle Ignacien est donc simple : les évêques sont institués dans toutes les Églises selon les prescriptions des apôtres dont ils sont les successeurs, ils président un collège d’anciens auquel l’Église doit être soumise.
Différences et similitudes notables avec les données du Nouveau Testament (NT)
L’ecclésiologie du NT se différencie de celle d’Ignace à plusieurs égards. Il faut d’abord noter que la prééminence d’un évêque sur un collège d’anciens ne s’y trouve pas mentionnée. Les apôtres (et non l’évêque), fonctionnant avec l’appui de délégués, représentent encore la plus haute autorité dans l’Église du NT. Les onze apôtres fidèles qui prêchaient depuis l’établissement des douze par le Christ (Mc 3.14 ; Mt 10.2) continuèrent à le faire (Ac 2.37 ; Ac 4.33) et en firent une priorité après la Pentecôte (Ac 6.6).
Dès les débuts de l’Église, les apôtres nommèrent des hommes par imposition des mains pour servir aux tables en vue du maintien de l’unité de l’Église entre judéo et pagano-chrétiens (Ac 6.6). L’unité est donc comme chez Ignace un marqueur du diaconat.
L’élargissement de la notion d’apôtre
Ces apôtres fonctionnaient localement à la fois comme « anciens » eux-mêmes (1 Pierre 5.1) et avec d’autres anciens comme co-conducteurs de l’Église de Jérusalem (Ac 15.2-6, 22-23). Paul et Barnabas firent eux-mêmes « nommer des anciens dans chaque Église » (Ac 14.23) et Paul délégua à Tite la même responsabilité (Ti 5.1). Le nom d’apôtre prend donc rapidement une dimension qui dépasse les douze, Paul en devient le titulaire le plus fameux et le plus strictement égal en autorité avec « les douze » suite à sa rencontre avec le Christ. (Ac 9 ; 2 P 3.15).
D’autres comme Jacques le frère du Seigneur (Ga 1.19) ou les proches compagnons de Paul, qui sont les premiers relais de son ministère apostolique, portent aussi ce nom (1 Thes 2.6). D’autres frères et compagnons de Paul sans être précisément mentionnés sont les « apôtres des Églises » (2 Cor 8.23). Le débat demeure aujourd’hui pour savoir s’il est question d’un usage technique équivalent aux « missionnaires » modernes : des « « envoyés » », ou bien s’il faut y voir l’existence d’un ministère d’apôtre à part entière encore d’actualité qui se distingue de celui des douze en autorité mais qui marche dans les pas de ceux-ci pour implanter des Églises, nommer des anciens et poser les fondements doctrinaux. Cet aspect n’apparaît pas chez Ignace.
Le débat demeure aujourd’hui pour savoir s’il est question d’un usage technique équivalent aux « missionnaires » modernes
Ancien = évêque = pasteur
Par ailleurs il ne semble pas y avoir de différence notable entre anciens et évêques dans le NT si ce n’est une terminologie juive pour le premier mot et grecque pour le second. Ce sont eux les « pasteurs » du troupeau dont ils ont la charge (Ac 20.16 et 28) et ils fonctionnent collectivement sous l’autorité des apôtres avec peut être un ancien principal pour chaque communauté. Les diacres quant à eux semblent être les premiers assistants des anciens/évêques/pasteurs (Phi 1.1) et partagent une certaine délégation de leur autorité vis-à-vis des communautés locales (1 Tim 3.8-12). Le caractère et la conduite morale qui les rend digne de cette fonction sont les critères d’élection par excellence et sont très similaires à ceux des évêques (1 Tim 1.1-13) ce qui illustre certainement une haute dignité de la fonction trop souvent perdue aujourd’hui. Un diacre (une diaconesse) ne l’oublions pas c’est Philippe, Étienne, Phoebe ! En somme, des héros de l’Église primitive.
Le Nouveau Testament affirme bien d’autres aspects en matière de structure de l’Église pour fournir une vision d’ensemble, notamment le fait que Jésus ait « donné les uns comme apôtres, les autres comme prophètes, les autres comme évangélistes, les autres comme pasteurs et docteurs » (Eph 4.11). De nombreuses interprétations ont été données à ce verset mais il creuse encore l’écart avec les lettres d’Ignace qui insistent quasi uniquement sur la hiérarchie évêque-presbyterium-diacres.
D’hier à aujourd’hui
Dès le Ier siècle, il semble que l’on assiste à un glissement de la pratique ecclésiale vers un renforcement de la centralisation locale par un évêque représentant la communauté. D’autres lettres comme celles de Clément de Rome ou de Polycarpe de Smyrne ainsi que celles d’Ignace lui-même montrent que ces évêques jouent un rôle de continuité avec la fonction apostolique. En effet ils envoient eux-mêmes des lettres toutes fraternelles mais aussi faites d’exhortations, de reproches, et de prescriptions aux autres Églises sur le modèle de celles de Pierre, Paul, Jean, Jacques et Jude. Ce modèle va devenir centrale dans le fonctionnement de l’Église catholique romaine où l’évêque peu à peu prend la place centrale dans fonctionnement ecclésial au-delà de sa communauté locale jusqu’à aujourd’hui, et même jusqu’à l’institution d’un évêque de Rome, vicaire de Christ, à la tête de l’Église selon un fonctionnement que certains qualifieraient de pyramidal.