Vous reconnaissez vous-dans la description que Paul propose en Rm 7.14-25 ? La vie chrétienne est-elle une lutte désespérée contre le péché ? Et s’il nous invitait plutôt à regarder ailleurs qu’à notre péché ?
Quelques réflexions sur l’ « homme divisé » de Romains 7.14-25…
Si l’épître aux Romains est la plus magistrale œuvre de l’apôtre Paul, et si la fin haletante du chapitre 8 en est peut-être le feu d’artifice, la section qui clôt le chapitre 7 en est sans doute la plus poignante. Comment ne pas être touché par cette description à la première personne d’une lutte existentielle entre vie et mort, entre obéissance et transgression ? Un cercle vicieux ponctué par ce célèbre cri du cœur de l’apôtre : « Malheureux que je suis ! Qui me délivrera de ce corps voué à la mort ? » (v. 24)
Deux lectures concurrentes de Romains 7
Au-delà du poids émotionnel de ce texte, son interprétation est vivement débattue depuis les premiers siècles de l’Histoire de l’Église. Pour faire simple, deux principales interprétations sont retenues par les commentateurs. Une première interprétation – défendue notamment par Augustin, puis par la plupart des Réformateurs et aujourd’hui par James Packer entre beaucoup d’autres – estime que l’apôtre Paul exprime ici son expérience personnelle de chrétien, tiraillé entre le péché qui marque encore son corps et ses actes, et le désir de son cœur d’obéir à Dieu. La seconde interprétation – défendue par la plupart des Pères anciens dont Origène, et aujourd’hui par Douglas Moo ou encore Henri Blocher[1] – estime, elle, que l’apôtre illustre ici son propos de la première partie du chapitre, à savoir l’échec inévitable et désespérant de toute tentative de se justifier devant Dieu par l’obéissance à la Loi (la loi juive ou, plus largement selon le chapitre 1, la loi de la conscience présente en tout être humain). Comme le soulignent nombre de commentateurs, les deux lectures peuvent faire valoir des arguments fort solides en leur faveur.
L’interprétation qui a gagné « la bataille de l’opinion publique » est sans aucun doute la première. Ce texte est fréquemment cité à l’appui du tiraillement, voire de la lutte que ressent tout chrétien dans son désir d’obéir à Dieu. Trop souvent, notre péché nous désespère, et nous pousse salutairement dans les bras du Seigneur de grâce – ce serait précisément le propos de l’apôtre ici.
L’interprétation qui a gagné « la bataille de l’opinion publique » est sans aucun doute la première.
Comme déjà souligné, les arguments en faveur de cette exégèse ne manquent pas : après tout, l’apôtre s’exprime au présent (alors que la première partie du chapitre était au passé) et à la première personne ; il aspire à faire le bien et « prend plaisir à la Loi de Dieu », ce qui tranche avec la description de l’homme irrégénéré au début de la lettre ; enfin, on peut noter la proximité apparente de ce texte avec Galates 5.4 qui, s’adressant indiscutablement à des chrétiens, évoque aussi l’impossibilité de faire le bien, « de sorte que vous ne pouvez pas faire ce que vous voudriez » (S21).
L’inévitable échec d’une lutte sans l’Esprit
Malgré ces arguments conséquents, je suis, pour ma part, convaincu depuis plusieurs années par l’autre lecture du texte. Selon celle-ci, Paul ne parle pas ici de l’expérience chrétienne, en tout cas pas l’expérience chrétienne « normale ». Plutôt, il illustre très précisément, avec un « je » rhétorique courant dans la littérature de l’époque, l’affirmation des v. 11-13, qui évoque l’effet de la Loi sur l’homme pécheur : « quand le commandement est intervenu, le péché a pris vie, et moi je suis mort. (…) Car le péché a pris appui sur le commandement : il m’a trompé et m’a fait mourir en se servant du commandement. (…) il a provoqué ma mort en se servant de ce qui est bon. » Comment ne pas voir dans la lutte décrite aux v. 14 à 25 une illustration poignante, donnée immédiatement dans la foulée, de ce phénomène ?
Paul ne parle pas ici de l’expérience chrétienne, en tout cas pas l’expérience chrétienne « normale »
Je suis également persuadé par les termes utilisés par Paul : comment peut-il, alors qu’il vient de passer un chapitre et demi à décrire avec force la rédemption (le rachat !) du chrétien et la fin de son esclavage au péché (voir 6.20-22 notamment), décrire un chrétien comme « vendu comme esclave au péché » (v. 14) ? Comment concevoir, alors que toute cette partie de l’épître est consacrée à la vie nouvelle et transformée du chrétien, que l’apôtre puisse décrire le chrétien comme « prisonnier de la Loi du péché » et « malheureux » (v. 23) ? Enfin, comme le souligne Blocher, les « termes caractéristiques de la vie chrétienne » sont « rigoureusement absents » (p.151). De façon particulièrement frappante, rien n’est dit de l’œuvre de l’Esprit, laquelle est pourtant au centre de la vie « sans condamnation » que décrit juste après le chapitre 8. En Romains 7, l’homme cherche à obéir à une loi qu’il reconnaît comme bonne, mais échoue lamentablement et inlassablement. Romains 7 ne parle pas seulement d’une lutte : ce texte décrit un échec qui aboutit au désespoir (v. 24) dont seul Christ peut nous délivrer : c’est cette vie libérée que Paul décrira au chapitre 8.
Romains 7 ne parle pas seulement d’une lutte : ce texte décrit un échec qui aboutit au désespoir dont seul Christ peut nous délivrer
Tous, bien sûr, ne seront pas convaincus, et il serait prétentieux de vouloir ici trancher le débat en faveur de cette exégèse, remarquablement développée par Moo[2]. J’aimerais toutefois évoquer un enjeu dont on parle peut-être un peu moins.
Une vie chrétienne orientée vers l’espérance
Il me semble que l’interprétation majoritaire (« Paul décrit son expérience chrétienne ») comporte un risque dans son application : celle de voir la vie chrétienne comme une lutte permanente et épuisante. Que nous puissions vivre de telles luttes est incontestable – et, comme le souligne Blocher (p.155), cela peut nous conduire dans certaines situations à vivre quelque chose d’analogue à ce que décrit ce texte. Que cela corresponde à l’expérience normale, et permanente ici-bas, du chrétien, me semble en revanche poser beaucoup de problèmes. Il me semble que, sous couvert de lucidité ou d’humilité, une telle vision des choses nous amène à ramener le curseur sur nos œuvres et nos efforts plutôt que sur l’œuvre pleinement accomplie de Christ. Est-ce que je lutte assez ? Vais-je gagner la bataille de la sainteté ? Pire, cette lecture peut nous laisser penser – j’ai pu l’entendre ou le lire à plusieurs reprises – que le péché est « normal », qu’il serait une composante presque nécessaire d’une sorte de dialectique spirituelle, plutôt que radicalement étranger à notre nouvelle identité en Christ.
Pire, cette lecture peut nous laisser penser que le péché est « normal », qu’il serait une composante presque nécessaire d’une sorte de dialectique spirituelle
Comprenons-nous bien : l’effort fait, évidemment, partie intégrante de la sanctification. Et ces efforts sont bien souvent assortis d’échecs. Mais ils ne se situent pas, me semble-t-il, dans le contexte d’une lutte à mort, mais plutôt d’une victoire déjà accomplie.
Il me semble plus bibliquement juste et plus « équilibrant » de considérer que la vie chrétienne nous pose en permanence le défi de la cohérence, celui d’ « être qui nous sommes », de nous aligner, peu à peu – avec des victoires et, trop souvent, des reculs – sur ce qui est notre nouvelle identité en Christ : une créature libérée de toute condamnation, conduite par l’Esprit sur le chemin de la vie et de la paix. Les luttes surviennent, et elles nécessitent notre vigilance, et notre appui permanent sur la grâce de Dieu. Notre péché nous cerne, comme nous le rappelle Hébreux 12.1, et nous atteint encore régulièrement. Mais nous sommes appelés à courir en gardant les yeux fixés sur Christ, plutôt qu’à nous engager dans un pugilat spirituel sombre et désespérant. Plus qu’une vie de lutte, la vie chrétienne est une vie d’aspiration, de « soupirs » (Rm 8.23) face au décalage encore présent entre ce que nous sommes en Christ et ce que nous vivons au quotidien. Nous soupirons, mais espérons, et savons que tout est accompli en Celui qui nous a déjà libérés.
[1] Henri BLOCHER, La Bible au microscope, vol.2, Vaux-sur-Seine, Edifac, 2010, p. 151-155.
[2] Douglas MOO, The Epistle to the Romans, Grand Rapids, Eerdmans, 1996, p. 441-467.
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