Lire l’Écriture « le long du texte »

Lire l’Écriture « le long du texte »

L’attachement à l’autorité des Écritures est l’un des points qui caractérise particulièrement le mouvement évangélique. C’est d’ailleurs, et depuis longtemps, un point de débat récurrent tant avec d’autres confessions chrétiennes qu’entre les évangéliques eux-mêmes : la Bible est-elle, comme l’a considéré la Tradition (et les évangéliques), la Parole de Dieu, ou en est-elle simplement le véhicule, ou le lieu d’expression ou de manifestation ? Face aux défis posés par les développements de l’exégèse et de la théologie contemporaine, les théologiens évangéliques ont été amenés à réfléchir à nouveau frais sur la manière de concevoir et de formuler la doctrine de l’Écriture.

Si certaines contributions semblent simplement reprendre les formulations classiques, d’autres ont vu la nécessité d’ouvrir de nouveaux chemins utiles pour élaborer une doctrine solide, qui fait droit aux particularités de l’Auteur divin du texte, bien sûr, mais qui prend également la mesure de l’humanité des auteurs qui ont concrètement rédigé ou contribué au texte. Autrement dit, la « nature » du texte biblique ne peut être comprise isolément, mais doit être rapportée à l’intention manifestée par l’Auteur divin qui a délibérément utilisé des êtres humains pour communiquer en langage humain.

Dire et faire, ou faire par la parole…

D’ailleurs, l’un des domaines mobilisés par cet effort est l’étude du langage en général, mais aussi plus précisément le langage comme « acte de communication ». En intégrant la réflexion sur ce que l’on « fait » quand on parle (ou écrit), l’Écriture se comprend de façon plus globale comme un ensemble d’actes de communications divins dont l’objectif n’est pas simplement (ou pas forcément) de transmettre une information ou une instruction. Elle s’intègre plus globalement dans l’économie de la Révélation où par divers « actes de discours », Dieu se fait connaître de diverses manières : en racontant (les narrations), en faisant réfléchir (les textes de sagesse), en instruisant (la loi).

La richesse de l’Écriture comprise ainsi, dans la diversité de ses genres et de ses époques, conduit à nous interroger sur la manière de la lire, et sur ce que nous « faisons » en l’étudiant. En intégrant le lecteur dans une relation avec l’Auteur très particulier qu’est l’Esprit qui a inspiré le texte, le caractère unique de l’Écriture se fait plus net. Le texte n’est pas simplement un « objet d’étude » qui serait livré aux méthodes les plus objectives possibles d’un « sujet » (le lecteur) qui, par une analyse méthodique et rigoureuse, en distillerait une information, ou un sens. Certes l’approche classique et méthodique de l’exégèse n’est pas congédiée, mais l’acte de lecture implique bien plus que cela.

En intégrant la réflexion sur ce que l’on « fait » quand on parle, l’Écriture se comprend de façon plus globale comme un ensemble d’actes de communications divins dont l’objectif n’est pas simplement de transmettre une information ou une instruction

Une parabole pour en parler…

Dans son ouvrage First Theology[1], Kevin Vanhoozer illustre ce fait par un récit emprunté à C.S. Lewis. Dans un court texte intitulé « Meditation in a toolshed » (« Méditation dans une remise à outils »[2]), le narrateur raconte une expérience apparemment banale : depuis son jardin, il entre en plein jour dans une cabane à outils en bois, très sombre en raison de l’absence de fenêtre. Alors que la porte se referme et que ses yeux s’habituent à l’absence de lumière, il ne voit d’abord qu’un rai de lumière vive qui pénètre dans l’abri entre deux planches mal ajustées, sans l’éclairer véritablement. Portant le regard sur ce rayon de soleil, il n’y perçoit dans un premier temps que l’épaisse poussière qui flotte dans la remise. Puis, s’avançant pour se placer dans le rayon, il décide de suivre des yeux son axe, jusque vers l’extérieur. Il peut alors voir clairement le mouvement de branches d’arbres se détachant sous un ciel ensoleillé.

C’est ainsi que Vanhoozer considère le geste de la théologie, qui ne consiste pas simplement à considérer les textes de l’Écriture comme des objets d’étude à ausculter séparément, de façon « analytique ». La Bible est un peu comme ce rayon de lumière dans la cabane sombre de Lewis : Il ne s’agit pas simplement de voir (« look at ») le texte, mais de voir avec (« look along ») le texte, ou « le long du texte » pour discerner ce qu’il montre et met en lumière autour de nous. Autrement dit, l’Écriture n’est pas simplement quelque chose « à voir » ou « à lire », mais un ensemble de textes qui permettent de voir tout le reste. Elle relève peut-être bien plus de la monstration que de la démonstration. Utilisant une autre image, Calvin considérait d’ailleurs déjà l’Écriture comme les lunettes de la foi[3]. En tenant compte des multiples textes et genres de la Bible, qui sont autant d’actes de communication, Vanhoozer reprend cette image pour dire que ces lunettes sont composées de nombreuses « lentilles » à travers lesquelles on regarde pour tout voir dans Sa lumière.

Il ne s’agit pas simplement de voir (« look at ») le texte, mais de voir avec (« look along ») le texte, ou « le long du texte » pour discerner ce qu’il montre

Ainsi, nous dit-il, « [l]ire « le long du texte » de l’Écriture consiste à devenir un apprenti des diverses formes littéraires de la Bible. Les lunettes de la foi nous permettent de lire « le long » du texte, de voir notre monde et nous-mêmes à travers les lentilles de l’histoire biblique, de la prophétie, de la loi, de l’apocalyptique et de l’Évangile. Ceux-ci sont les textes qui devraient informer, et transformer notre vision du monde ».

Bien voir parce que bien vu…

Il est utile à ce stade de préciser le caractère particulier de l’acte de communication divin. Le phénomène de monstration mis en lumière (!) par l’usage que Vanhoozer fait du récit de C.S. Lewis n’est pas unique à l’Écriture, on pourrait le discerner dans d’autres textes. Ce qui distingue l’Écriture, par contre, c’est le renversement du rapport habituel entre le sujet et l’objet. Par sa Parole inspirée, ses « actes de discours », Dieu est le Sujet qui se fait activement et personnellement connaître à nous, lecteurs. Nous-mêmes, à la lecture, réalisons que nous sommes « l’objet » du discours dont il est question, « vus » à la lumière divine, intégrés à l’histoire biblique du peuple de Dieu, interpellés par la parole prophétique et encouragés par les promesses divines. La Bible ne fait pas que parler « de Dieu ». Dieu y parle, et pas simplement au discours direct, dans le passé ; et, en parlant, il se dévoile, se révèle, il se fait connaître. L’Écriture, sauf à rester une intéressante collection de textes antiques, fait entrer le lecteur dans un rapport personnel à Dieu et à son peuple. Par l’ensemble de l’Écriture, dans sa diversité, Il se fait connaître en « nous interprétant » à Sa lumière.

Ce qui distingue l’Écriture, par contre, c’est le renversement du rapport habituel entre le sujet et l’objet.

En réalité, la riche diversité interne (et humaine) de l’Écriture converge vers, et irradie de l’unité et l’unicité de la Révélation centrale de l’Écriture : Jésus-Christ, le Fils unique envoyé par le Père dans la puissance de l’Esprit Saint. C’est en et par Jésus-Christ, nous révélant le Dieu trinitaire, que l’Écriture trouve sa véritable unité et, pourrait-on dire, son « principe actif ». L’Esprit qui a inspiré l’Écriture est l’Esprit du Père et du Fils : c’est l’Esprit qui agit également dans le cœur du lecteur pour recevoir cette Parole (ce que l’on appelle, en théologie, « l’illumination ») à travers laquelle il pourra voir autrement tout le reste. La pertinence de l’effet de monstration de l’Écriture tient à la qualité de Celui qui s’y montre comme le Dieu Trinitaire à l’œuvre pour sauver l’humanité de la mort et du péché afin d’entrer en communion avec Lui dans l’union avec son Fils par l’Esprit.

La pertinence de l’effet de monstration de l’Écriture tient à la qualité de Celui qui s’y montre comme le Dieu Trinitaire à l’œuvre pour sauver l’humanité

Grâce à cette prise au sérieux de la fonction de l’Écriture dans l’économie du salut, Vanhoozer met ainsi bien en valeur le mouvement circulaire et dynamique de la Révélation. Dans l’Écriture, comprise comme un ensemble d’actes de communication divins, Dieu se fait connaître en nous apprenant à voir toute chose à travers Son action, se dévoilant comme le Dieu Trinitaire qui nous parle, nous sauve et nous transforme. Mais nous ne le discernons que de façon médiate, Dieu agissant par son Esprit aujourd’hui à travers ce qu’il a fait et dit à d’autres avant nous. Or, cette Révélation personnelle, bien que médiate, affecte en retour notre manière de lire l’Écriture à la lumière du Dieu trinitaire qui se fait connaître. Loin de l’idée d’un « stock » de vérités figées, l’Écriture manifeste son caractère distinctif de Parole vivante et agissante, requérant une reprise permanente pour ajuster notre regard sur un monde changeant et manifester de façon renouvelée, et dans ce contexte, l’infatigable projet de Dieu de sauver des hommes et des femmes pour qu’ils soient en communion avec Lui…

 

Pour aller plus loin :

Vous pouvez découvrir la pensée de Kevin Vanhoozer à travers ce livre paru récemment chez Excelsis : Kevin Vanhoozer, Le théâtre de la Théologie, Charols, Excelsis, 2021

 

 

[1] Kevin Vanhoozer, First Theology, Downers Grove et Leicester, IVP et Apollos, 2002, pp.17s

[2] C.S. Lewis, The Collected Works of C.S. Lewis, New York, Inspirational Press, 1996, pp.442-444

[3] Institution de la Religion Chrétienne, Aix-en-Provence et Marne-la-Vallée, Kerygma et Farel, 1.6.1 ; 1.14.1

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