La fin de la pauvreté dans l’Église ?
Les chrétiens devraient-ils être suffisamment solidaires les uns des autres pour qu’aucun membre de l’Église n’ait à souffrir de la pauvreté ?
Face à cette question, je ne doute pas qu’un lectorat aussi alerte que celui de Point-Théo entend déjà résonner cette parole de Jésus : « Les pauvres, en effet, vous les avez toujours avec vous ; mais moi, vous ne m’avez pas toujours » (Mt 26.11 ; cf. Mc 14.7 ; Jn 12.8).
Aider le pauvre, plutôt que de mettre fin à la pauvreté
Cette affirmation de Jésus a parfois été utilisée pour dire que toute effort pour lutter contre la pauvreté est vain. Si Jésus nous a « promis » que nous aurions toujours des pauvres avec nous, alors la lutte contre la pauvreté serait une cause perdue.
Interpréter cette parole de Jésus de cette manière revient cependant à créer une fausse dichotomie. Nous n’avons pas à choisir entre 1) lutter contre la pauvreté dans le seul but d’abolir la pauvreté ou 2) abandonner les pauvres sous prétexte que la pauvreté ne peut pas être abolie.
L’affirmation qu’il y aura toujours des pauvres ne diminue en rien l’importance de leur venir en aide. Au contraire ! Il suffit de se mettre dans la position de celui qui est dans le besoin pour s’en convaincre. Si j’étais sur le point de mourir de faim, comment est-ce que je pourrais comprendre qu’un riche me réponde : « Je ne pense pas qu’il soit raisonnable de t’aider dans la mesure où il y aura toujours des gens comme toi qui auront faim. » Comme le disait Anthony Ashley-Cooper, un philanthrope anglais du xixe s. : « Nous aurons toujours des pauvres avec nous ; mais il n’est pas nécessaire que nous en ayons un si grand nombre. Des pauvres, oui, mais de pareils misérables, non ! » (Ils ont aimé leur prochain, p. 63)
Vers un peuple sans pauvre
Dans son contexte, la réponse de Jésus porte d’abord sur la valeur inestimable de son sacrifice. Elle ne remet certainement pas en question l’importance de prendre soin de ceux qui en ont besoin, sous prétexte que le problème de la pauvreté ne disparaîtra pas.
Grâce à leur connaissance de la Tora bien supérieure à la nôtre, les auditeurs de Jésus comprenaient certainement que Jésus était en train de citer Deutéronome 15.11a : « Il y aura toujours dans le pays des personnes pauvres ». Et cette affirmation prend tout son sens dans son contexte. La fin du verset est sans équivoque : « c’est pourquoi je t’ordonne d’ouvrir ta main à ton frère, le pauvre et le malheureux dans ton pays » (15.11b). Alors qu’il est en train d’annoncer sa mort imminente, Jésus prend le temps de mettre les choses au clair : « vous voulez vous soucier des pauvres ? Ne vous inquiétez pas, vous ne manquerez jamais de pauvres pour démontrer votre générosité ! »
Paradoxalement, quelques versets avant d’avoir affirmé qu’il y aurait toujours des pauvres dans le pays, Dieu fait cette promesse à son peuple : « Ainsi aucun frère ne sera dans la pauvreté, car le Seigneur ton Dieu te bénira dans le pays qu’il te donne en héritage, à condition que tu obéisses à ses ordres, en mettant fidèlement en pratique tout ce que je vous commande aujourd’hui » (15.4-5). Ces deux affirmations ne sont cependant pas si paradoxales. Dieu ordonne aux membres de son peuple de prendre soin les uns des autres, en se souciant particulièrement des plus pauvres. Et il leur promet qu’il bénira cet amour fraternel en faisant d’eux un peuple sans pauvre. La promesse de Deutéronome 15.4 n’est donc pas qu’aucun membre du peuple d’Israël ne sera jamais pauvre. Mais plutôt que Dieu fait d’Israël un peuple où ceux qui font l’expérience de la pauvreté reçoivent l’aide nécessaire pour ne pas devenir durablement pauvres.
Même si le message ne semble pas avoir porté son fruit pour Judas, il a profondément marqué le reste des apôtres. Alors que Jésus a rejoint le Père, l’Église de Jérusalem prend soin de tous les pauvres en son sein, à tel point qu’elle devient le peuple sans pauvre que Dieu avait promis à Israël : « Personne parmi eux ne manquait du nécessaire. En effet, tous ceux qui possédaient des terrains ou des maisons les vendaient, apportaient la somme produite par cette vente et la remettaient aux apôtres ; on distribuait ensuite l’argent à chacun selon ses besoins » (Actes 4.34-35).
Et cela ne s’arrête pas aux frontières de l’Église de Jérusalem. Lorsque Paul interpelle les Corinthiens concernant les besoins de leurs frères et sœurs à Jérusalem, il semble partir du même principe : l’Église est appelée à vivre une solidarité où l’on cherche à ce que personne ne manque du nécessaire : « Car il ne s’agit pas de vous exposer à la détresse pour le soulagement des autres, mais de suivre une règle d’égalité : dans la circonstance présente, votre abondance suppléera à ce qui leur manque, pour que leur abondance aussi supplée à ce qui vous manque ; de sorte qu’il y aura égalité, ainsi qu’il est écrit : Celui qui avait beaucoup n’avait rien de trop, et celui qui avait peu ne manquait de rien » (2 Corinthiens 8.13-15).
Comment le vivre concrètement ?
Très bien, mais comment faire pour le vivre dans nos Églises ? Malgré toute l’attention que j’ai porté à ce sujet au cours des dernières années, je dois avouer que je reste avec plus de questions que de réponses. D’une certaine manière, ce qu’a vécu l’Église de Jérusalem dans les Actes est la solution exigeante, mais aussi la plus simple. Dès qu’un besoin apparaissait, les dons de la communauté venaient répondre à ce besoin. Mais non seulement cette solution semble très difficile à concilier avec nos modes de vie actuels, mais surtout ce modèle ne se généralise pas dans le Nouveau Testament. La solidarité semble être un point commun des premières communautés chrétiennes, mais pas nécessairement de la manière dont elle était pratiquée par l’Église de Jérusalem à ses débuts. Nous avons donc une certaine liberté concernant la manière dont nous voulons être solidaires les uns des autres.
Voici quelques pistes de mise en pratique :
Identifier les besoins et être créatif
À l’échelle locale, les besoins peuvent être très diverses. Une première étape est d’identifier les besoins matériels concrets des membres de la communauté.
- Dans certaines Églises, la majorité de l’assemblée vit dans une certaine pauvreté. L’Église peut alors aider pour les besoins les plus fondamentaux, par exemple en démarrant une épicerie solidaire. Cela peut être très prenant, mais grâce aux différentes aides publiques, il est possible de partager bien plus de nourriture que le coût que cela pourrait représenter pour la communauté.
- Concernant le logement, certaines communautés ont des personnes âgées qui souffrent de la solitude et qui peuvent avoir besoin de « forces vives » pour les aider dans leur quotidien, alors que d’autres (des étudiants par exemple) ont des besoins de logement et seraient prêts à faire de la « colocation » avec une personne âgée de l’Église. Une autre possibilité est de donner un coup de pouce pour avancer le ou les mois de loyer à payer pour avoir une location.
- Pour prévenir la pauvreté dans nos Églises, nous avons également besoin de nous entraider pour participer à la réussite professionnelle de chacun. Je crois que nous sous-estimons à quel point nos communautés peuvent être d’une aide précieuse pour l’entrée sur le marché du travail ou le retour à l’emploi de leurs membres. Cela peut prendre de nombreuses formes, comme la relecture de CV et de lettre de motivation, la préparation d’entretien d’embauche, la mise en relation, ou la transmission de compétences spécifiques.
Ceux ne sont que quelques exemples, mais ce qu’ils ont en commun c’est qu’ils demandent 1) d’être à l’écoute des besoins, et 2) d’être créatif pour y répondre. Lutter contre la pauvreté dans l’Église ne doit pas se limiter à une caisse commune pour intervenir dans les situations de crise. Si nous sommes attentifs et ouverts à des nouvelles solutions, nous pourrions être surpris de tout ce que nous pouvons faire sans même avoir à sortir notre carte bleue. Cela étant dit, je ne crois pas non plus que nous puissions être vraiment solidaires sans que cela passe aussi par l’utilisation de notre carte bleue (ou tout au moyen de paiement) !
Voir au-delà des frontières de l’Église
Ce qui est tout à fait remarquable avec les arguments de Paul cités plus haut, c’est qu’il considère que les Églises locales doivent être solidaires les unes des autres au-delà des frontières géographiques. Là encore le sujet est extrêmement vaste, mais je voudrais simplement partager cette réflexion : les pauvres des pays en voie de développement ne sont pas juste des pauvres. Par centaines de millions, ils sont nos frères et sœurs avant d’être des pauvres. Je vous encourage donc à vous poser la question suivante : en tant que chrétien, comment puis-je être non seulement généreux, mais surtout solidaire de mes frères et sœurs qui sont dans des pays en voie de développement ? Je crois que nous devons aller au-delà de l’aide humanitaire, pour développer une vraie aide fraternelle avec des Églises locales qui souffrent plus que nous de la pauvreté.
Nous trouvons donc dans cette parole de Jésus, non pas une excuse pour oublier les pauvres, mais plutôt une exhortation à être un peuple dont la solidarité est celle d’une famille, où la pauvreté ne peut être que temporaire.
« l’Église dans tous ses états », une rubrique en partenariat avec Les Cahiers de l’École Pastorale
Les Cahiers de l’École Pastorale est une revue trimestrielle de théologie pratique et pastorale. À travers des articles de fond, des prédications et des présentations de livres, elle oeuvre à faire des ponts entre la théologie et la vie des Églises. Son but est d’encourager les pasteurs, les responsables d’Église et plus largement les chrétiens engagés dans un ministère, à penser et approfondir leur foi et leur pratique au sein de leurs Églises.