Faut-il dire « pauvre » ou « personne en situation de pauvreté » ?
Ce genre de questions a plus et moins d’importance que ce que l’on pourrait penser à première vue. Prenons le temps d’un petit parcours pour viser une manière de parler qui reflète autant que possible l’attitude d’un disciple du Christ.
Le choix des mots que l’on utilise peut être extrêmement délicat surtout lorsqu’il touche à ce qui nous fait mal, nous passionne, nous révolte ou nous fait peur. Dans certains cas il peut bloquer le dialogue, enflammer la polémique et contribuer à installer une méfiance tenace envers celui qui ne parle pas comme nous.
Il faut bien reconnaître que notre pensée, notre théologie ou notre idéologie peuvent se refléter dans notre vocabulaire et que l’usage de certains mots n’est pas innocent. Mais le sens et la vérité d’une parole ne se jouent pas tant au niveau des mots que l’on utilise qu’à celui des phrases (des propositions, des jugements) dans lesquelles ils apparaissent. Et même ces phrases doivent être prises dans un contexte un peu plus large :
- un paragraphe ou un chapitre par exemple ;
- tout un faisceau d’éléments qui font la richesse d’une conversation humaine dans le cas d’un échange oral (le ton de la voix, le regard, le sourire, l’expression de la peur, etc.).
L’amour du prochain exige que nous lui laissions un peu de temps pour déployer son discours avant de l’évaluer et que nous cherchions ainsi à comprendre ce qu’il a voulu dire même si nous trouvons qu’il l’a mal exprimé. Je trouve problématique la tendance actuelle à chercher à injecter tant de prises de position implicites dans les mots ou les expressions qu’il devient difficile à ceux qui ne pensent pas la même chose de discuter ensemble.
Je trouve problématique la tendance actuelle à chercher à injecter tant de prises de position implicites dans les mots ou les expressions qu’il devient difficile à ceux qui ne pensent pas la même chose de discuter ensemble
Donc à la question de savoir s’il faut dire « pauvre » ou « personne en situation de pauvreté », je commencerai par répondre que le plus important réside dans notre regard sur ceux dont nous parlons, ensuite seulement (mais ensuite vraiment) dans les mots que nous choisissons pour parler d’eux.
Mettre l’accent sur la personne
Parler de « personne en situation de pauvreté » a l’avantage de mettre l’accent sur la notion de personne. Un être humain est une personne, créée en image de Dieu, appelée à la vie éternelle par la foi en Christ, insérée dans l’humanité pour y vivre des relations de prochain à prochain et contribuer à un bien commun pour la gloire de Dieu. Quoi qu’il arrive à un être humain, quels que soient ses échecs, ses péchés, ses malheurs, il reste une personne qu’il faut valoriser et dont il faut respecter la dignité.
Dire que quelqu’un est une « personne en situation de pauvreté », c’est affirmer qu’il ne se réduit pas à sa pauvreté, qu’il n’est pas bon uniquement à recevoir et à être aidé sans avoir une contribution à apporter. L’ancien président de Compassion International, Wess Stafford, avait une formule qui peut faire réfléchir dans ce sens : « Vous pouvez être né dans la pauvreté, mais la pauvreté n’est pas née en vous. » Il faut distinguer la personne de la situation dans laquelle elle se trouve.
Il faut distinguer la personne de la situation dans laquelle elle se trouve
Le philosophe Ludwig Wittgenstein confessait qu’il lui était souvent difficile de discerner l’humanité chez l’homme (il disait cela dans le contexte de la première guerre mondiale). La réalité de la pauvreté, surtout dans ses formes les plus extrêmes, a quelque chose de déshumanisant. Or c’est dans de telles situations qu’il est si important de « discerner l’humanité chez l’homme », de faire comme le Bon Samaritain qui a su voir dans le blessé « un certain homme » (cf. Lc 10.30) et non pas « un certain membre du peuple ennemi ».
La réalité de la pauvreté, surtout dans ses formes les plus extrêmes, a quelque chose de déshumanisant
C’est pour cela que j’utilise sans aucune difficulté l’expression « personne en situation de pauvreté ».
Ne pas absolutiser un choix de langage
Et pourtant… je crois que l’on peut aussi parler des « pauvres ». Il est avéré que Jésus le faisait (cf. Lc 14.13 pour un exemple) et que cela correspond de façon générale au vocabulaire biblique. Certes, quelqu’un pourrait peut-être avoir envie de soutenir qu’une bonne « équivalence dynamique » devrait nous pousser à traduire tel ou tel mot hébreu ou grec en mettant « personne en situation de pauvreté » là où l’on rendait traditionnellement par « pauvre ».
Mais là c’est une question de français qui se pose : s’il est tout à fait exact que « personne en situation de pauvreté » met l’accent sur la personne en distinction de sa situation et qu’il y a donc des contextes dans lesquels il est très judicieux d’utiliser cette expression, il est faux d’affirmer que, en français, le mot « pauvre » réduit inévitablement la personne à sa pauvreté. Il est tout aussi injuste d’attribuer cette intention à toutes les personnes qui s’expriment ainsi. Pour savoir si oui ou non, je réduis ceux dont je parle à leur situation il faut analyser plus globalement ce que je dis d’eux et la manière dont je me comporte à leur égard.
Il est faux d’affirmer que, en français, le mot « pauvre » réduit inévitablement la personne à sa pauvreté
Peut-on séparer totalement la personne de sa situation ?
Allons même un peu plus loin : s’il ne faut pas réduire une personne aux situations dans lesquelles elle se trouve peut-on pour autant considérer qu’elles lui sont totalement extérieures ? Est-ce que l’ensemble de notre histoire avec ses côtés sombres et lumineux, avec ce qui en elle est ordinaire et ce qui est exceptionnel, ne contribue pas au moins en partie à façonner ce que nous sommes ? Peut-il vraiment en aller autrement dans la perspective de la souveraineté de Dieu ?
Est-ce que l’ensemble de notre histoire […] ne contribue pas au moins en partie à façonner ce que nous sommes ?
Il y a bien un sens dans lequel une personne en situation de pauvreté est pauvre. Mais pour l’affirmer dans une position de vérité il nous faut le faire en ayant reconnu :
- Que nous sommes tous brisés, simplement nous le sommes de manières différentes. C’est la leçon que Steve Corbett et Brian Fikkert cherchent à inculquer dans l’ouvrage Quand aider fait du tort sur la manière d’aider les pauvres.
- Que ce fait nous appelle à accepter de nous laisser toucher par la souffrance de ceux dont Dieu a vraiment voulu que nous soyons proches et d’agir en conséquence en reconnaissant les liens par lesquels Dieu nous met en rapport avec les autres humains.
Toute autre attitude sera marquée par la condescendance que veulent éviter par-dessus tout, et à bon droit, ceux qui insistent sur l’usage de l’expression « en situation de pauvreté ». Mais la solution radicale à l’orgueil par lequel nous nous élevons parfois au-dessus de ceux dont la situation est moins favorisée que la nôtre consiste d’abord à nous reconnaître nous-mêmes dans les pauvres de la parabole des invités (cf. Lc 14.21) et à réaliser que tout le monde est à la même hauteur au pied de la croix.