La lettre de Paul à Philémon est étonnante. En quelques versets, l’apôtre – qui se présente en ami pour ne pas se targuer de son autorité – demande à Philémon d’accueillir comme un frère un de ses esclaves, Onésime. Et si ce petit écrit renvoyait implicitement au retour vers le vrai Maître ?
Philémon était un chrétien actif de Colosses, converti grâce à la prédication de Paul (Phm 19). Certainement riche (l’Église se réunit chez lui, selon Phm 2), il possédait[1] Onésime. Or, cet esclave avait probablement dérobé des biens à son maître et s’était enfui à Rome, cherchant à se perdre dans la capitale impériale. Cet acte de rébellion était particulièrement grave : d’après la loi romaine, l’esclave fugitif devait être sévèrement puni ; certains avaient même été mis à mort. Il faut bien réaliser que chez les Romains, l’esclave n’était pas considéré pleinement comme un homme, mais en partie comme un « bien ». Il n’avait aucun droit civil et était à la merci de son maître. Le maître pouvait le vendre, le rejeter, le torturer, et aucune loi ne pouvait le défendre. Paul plaide pour que Philémon, non seulement réintègre l’esclave dans sa maisonnée, mais le considère désormais comme un frère ; et l’apôtre, conscient du tort de l’esclave, s’engage même à payer la dette à sa place.
D’après la loi romaine, l’esclave fugitif devait être sévèrement puni
Cette courte lettre semble contenir peu de trésors spirituels à première lecture. Certains, comme Jérôme (fin du IVe s.), se sont même demandé ce qu’elle faisait dans la Bible tant le courrier semble personnel. Paul l’adresse certes à son ami Philémon, mais aussi à Appia (probablement sa femme), Archippe (considéré comme son fils), et aux chrétiens qui avaient l’habitude de se réunir dans leur maison. On peut penser que Paul veut faciliter la réhabilitation de l’esclave aux yeux de tous, et que le texte a été préservé par Dieu pour montrer aux chrétiens de toutes les époques comment s’applique la réconciliation dans l’Église. Il est aussi précieux de suivre la lecture historique proposée par Richard Lehmann qui recense la manière dont certains théologiens ont défendu l’abolition de l’esclavage grâce à cette épître.
Certains se sont même demandé ce qu’elle faisait dans la Bible tant le courrier semble personnel.
Le texte peut toutefois aussi être très utile dans le contexte de nos Églises évangéliques du XXIe siècle. Je note dans certains discours un glissement vers une forme de dualisme[2] : on y affirme certes que seul Dieu est Dieu, mais on entend parfois des expressions curieuses telles que : « Soit tu appartiens à Dieu, soit tu appartiens à Satan », et dans la même veine, l’idée que le non-chrétien est la propriété de Satan.
On note dans certains discours un glissement vers une forme de dualisme
S’il ne faudrait pas nier l’influence réelle du diable et l’opposition de son royaume à la Souveraineté de Dieu, cette pensée est néanmoins fausse, parce que précisément Dieu est et reste le Dieu propriétaire des humains, étant le seul créateur. C’est d’ailleurs parce que Dieu reste le seul souverain qu’il peut librement manifester sa grâce aux pécheurs que nous sommes. Comme l’exprime C. Van Til, l’homme vit une forme de paradoxe, car le pécheur prétend à l’autonomie, et vit en même temps continuellement de la grâce divine qu’il refoule[3]. L’homme peut être en rébellion contre Dieu, mais il reste la propriété de Dieu. À aucun moment il n’est la propriété personnelle de Satan. Dans ce sens, son salut ne dépend pas de l’arrachement aux griffes de Satan, c’est plutôt son arrachement aux griffes du diable qui est l’effet de sa reddition et sa soumission au Dieu absolu révélé en Christ.
L’homme peut être en rébellion contre Dieu, mais il reste la propriété de Dieu. À aucun moment il n’est la propriété personnelle de Satan
Cette vérité théologique a des conséquences ecclésiologiques et pratiques extrêmement fortes. Dans l’évangélisation, il ne s’agit pas d’abord de « délivrer » les esclaves de Satan, ni d’entrer dans un bras de fer « Royaume contre royaume » où nos prières ou actions détermineraient la victoire du Royaume de Dieu ! Il s’agit de réaffirmer la vérité biblique que Dieu seul est souverain et de quitter résolument le terrain de la rébellion en faisant allégeance à Christ en se soumettant à lui par l’action de l’Esprit. Car, jusque dans sa révolte, l’homme reste créature de Dieu, et il habite le monde qui ne cesse de rendre gloire à son Créateur : « L’homme, en fait, ne vit jamais dans l’indépendance qu’il s’imagine. Il demeure toujours accessible à Dieu » (C. van Til).
« L’homme, en fait, ne vit jamais dans l’indépendance qu’il s’imagine. Il demeure toujours accessible à Dieu » (C. van Til)
La lettre à Philémon est très parlante à cet égard. Onésime est la propriété de son maître ; qu’il soit au domicile de Philémon, en rébellion et en fuite, ou de retour après son séjour avec Paul, il a toujours été la propriété de son maître. On peut d’ailleurs établir un parallèle – osé, j’en conviens – entre d’une part ce que le Seigneur a fait pour chacun d’entre nous qui sommes « couverts » par le sacrifice du Christ ; et d’autre part Paul qui sert d’intermédiaire-médiateur, payant pour la rébellion de l’esclave (Phm 19), afin que ce dernier retourne chez son maître en paix. En paix, et reçu comme si c’est Paul lui-même qui était reçu (Phm 17). Quelle magnifique illustration, et ô combien pertinente dans notre contexte évoqué plus haut !
En rébellion et en fuite, ou de retour après son séjour avec Paul, Onésime a toujours été la propriété de son maître
La lettre à Philémon ayant accompagné celle aux Colossiens, on peut d’ailleurs se demander si Paul n’y pensait pas lui-même en écrivant ces lignes pour illustrer qu’un chrétien doit quitter la rébellion et vivre véritablement dans l’obéissance du maître (Col 1.9-11). L’épître aux colossiens souligne que nous avons été rachetés et pardonnés de notre rébellion par le Christ (Col 1.19-22). Nous devons être persévérants dans notre attachement à lui (Col 2.5-7), ne nous laissant pas égarer par une philosophie qui mettrait l’accent sur nos œuvres ou sur notre combat au lieu de nous appuyer sur son œuvre (Col 2.8-23). Cette soumission au Christ a des implications pratiques dans la lutte contre le péché (Col 3.1-10) et dans nos relations avec les autres (Col 3.11-4.2).
Nous devons être persévérants dans notre attachement à lui, ne nous laissant pas égarer par une philosophie qui mettrait l’accent sur nos œuvres ou sur notre combat
Finalement, le chrétien est appelé à suivre le Christ, à se laisser conduire par l’Esprit pour la gloire de Dieu. C’est Dieu le véritable propriétaire de nos vies. Par la conversion, nous sommes « rentrés à la maison ». En fait, il s’agit plus d’une vie d’obéissance et de conformation que d’un combat personnel contre des puissances…. On peut même se demander si derrière une motivation louable prétendant « partir en guerre contre Satan », il n’y a pas finalement une manière de tenter de vivre la vie chrétienne par les œuvres, avec la pensée que ce que le chrétien va faire dans le combat est finalement plus important que la soumission au Christ. Y aurait-il là un germe de rébellion…
On peut même se demander si derrière une motivation louable prétendant « partir en guerre contre Satan », il n’y a pas finalement une manière de tenter de vivre la vie chrétienne par les œuvres
[1] Richard LEHMANN apporte de nombreuses précisions sur la vie d’un esclave au premier siècle qui était une véritable possession du maître (R. LEHMANN, Épître à Philémon, Labor et Fidès, Genève, 1978, pp.75-85).
[2] Le dualisme métaphysique met face à face deux principes premiers et irréductibles qui se font face et expliquent le monde (c’est par exemple le cas chez Platon avec l’Idée et la Matière, ou chez Mani avec la Lumière et les Ténèbres).
[3] L. JAEGER, « Dieu comme seule source de connaissance. L’apologétique de Cornelius Van Til », dans Théologie Evangélique, 1 (2002/3), p.37.
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