Les chrétiens qui se posent la question de leur vocation liront avec intérêt les récits d’appel de la Bible, et en particulier ceux des premiers disciples de Jésus (voir la première partie de cet article ici).
Mais ces modèles bibliques ne restent-ils pas inaccessibles aux chrétiens d’aujourd’hui ? Et ne leur manque-t-il pas une dimension essentielle : la dimension communautaire, celle de l’Église qui est indispensable à la réflexion sur la vocation ?
Un modèle inaccessible ?
N’oublions pas qu’on a toujours en tête des modèles de comportement et d’expérience, pour la vocation comme, par exemple, pour la conversion. Les témoignages de conversion que les jeunes de l’Église (pour prendre un exemple) entendent lors de cultes de baptêmes ou en d’autres occasions fournissent des cheminements-types (surtout si les témoignages successifs se ressemblent) qui vont permettre ensuite à d’autres de mettre en mots une expérience intérieure difficile à décrire. Ces modèles ne sont pas contraignants, mais ils fournissent des repères : parfois l’idée d’un avant et d’un après ; ou l’idée de cheminement ; ou l’idée de transmission (parfois avec phase de rejet ou de distanciation, puis d’appropriation personnelle de la foi), etc.
De même, les récits de vocation des évangiles (qui n’ont cependant pas valeur de témoignage mais d’Écriture inspirée) nous fournissent un cadre dans lequel interpréter les expériences et le parcours qui conduit jusqu’à l’engagement au service du Seigneur.
Les récits de vocation des évangiles fournissent un cadre dans lequel interpréter le parcours qui conduit jusqu’à l’engagement au service du Seigneur.
Ceci dit, il est très utile de noter que le rapport à Jésus ne s’arrête pas à ces premiers chapitres de Matthieu, de Marc, de Luc et de Jean. D’autres récits nous montrent ensuite des individus qui s’approchent de Jésus. La démarche est inverse, ou réinterprétée du point de vue de l’individu : ce n’est plus Jésus qui appelle mais ce sont des individus qui font appel à lui. En réalité, ces personnes sont bien appelées par Jésus elles aussi, par exemple le lépreux, le centurion de Capernaüm, etc. Car tout l’évangile nous montre que la personne de Jésus et sa parole sont un appel, auquel certains répondent positivement et que d’autres rejettent. Il n’est pas nécessaire que le verbe « suis-moi » soit prononcé pour qu’il y ait eu appel. Jésus et sa parole mettent les gens en mouvement, par attraction ou répulsion (voir le jeune homme riche qui s’approche puis s’éloigne (Mc 10.17-23 et parallèles).
En complément du modèle fondateur de l’appel des disciples, on peut donc lire dans les multiples récits des rencontres avec Jésus une autre vision du modèle. D’un côté, l’initiative fondamentale vient de Jésus, qui vient à notre rencontre dans nos circonstances ordinaires et qui nous demande de nous attacher à lui sans réserve, afin de faire ce qu’il nous demandera de faire. D’un autre côté, du point de vue humain, la rencontre peut aussi apparaître comme le fruit d’une démarche personnelle, consistant à s’approcher de Jésus avec des questions et des aspirations, et à surmonter, pour arriver jusqu’à lui, des obstacles immenses, intérieurs (« si j’osais ») et extérieurs (« comment faire ? »). Ce que je vis dans l’instant comme une démarche personnelle hésitante, longue et difficile, il peut arriver que je le raconte ensuite comme un appel : j’étais plongé dans mes activités et mes relations, j’ai entendu l’appel de Jésus, je me suis attaché à lui et je suis maintenant à son service.
Pour les disciples, à propos de ce rapport entre l’appel de Jésus et la démarche personnelle, on peut noter ces éléments de confirmation. Après l’appel initial, net et sans hésitation, on découvre leur petite foi (Mt 8.23-27 et parallèles). Pierre, appelé le premier (Mt 4.18-22 et parallèles), lorsqu’il rencontre Jésus sur les eaux du lac de Galilée, fait cette demande étonnante : « ordonne-moi de venir vers toi ! » (Mt 14.28). L’appel est passé depuis plusieurs chapitres, mais Pierre, qui a pourtant reçu la promesse qu’il allait « pêcher » des humains, ne pensait pas que cela impliquerait de « se jeter à l’eau »… Chez Jean, le double rappel final de Pierre enfonce le clou s’il était nécessaire, par cette formule saisissante : « que t’importe [l’avenir des autres], toi, suis-moi » (Jn 21.19, 22).
L’appel clair et net du début du récit évangélique trouve donc plusieurs échos dans la suite, ce qui offre régulièrement au lecteur chrétien la possibilité d’interpréter son cheminement personnel comme un appel.
Où est l’Église ?
Un problème important reste à traiter : où est l’Église dans cette affaire ? L’expérience montre, de même que l’histoire de l’Église, et certains textes du Nouveau Testament, que la vocation d’un individu doit être « validée » par l’Église. Tout seul, on peut se tromper, se convaincre. Si la réponse à l’appel implique la responsabilité individuelle, il n’est pas de chrétien sans Église dans ce domaine. C’est au sein de la communauté qu’on entend le mieux résonner l’appel et c’est en relation avec les frères et sœurs dans la foi, et en particulier les responsables de l’Église, qu’on pourra chercher à vérifier si cet appel est authentique.
C’est en tout cas le schéma général, qu’il est sage de respecter. Mais si l’on admet ce nécessaire dialogue de l’individu et de l’Église à propos de l’appel (la « vocation externe » dont parle Calvin), où est l’Église dans l’appel des premiers disciples de Jésus ?! L’utilisation des récits d’appel des disciples pour parler de la vocation chrétienne aujourd’hui ne nous fait-il pas courir le risque de promouvoir une vision individualiste de la vocation ?
En Matthieu 4, il est un peu tôt pour demander où est l’Église… On peut donc plutôt se demander : où apparaît le rôle de l’Église dans ces vocations de disciples ? En fait, le rôle de l’Église apparaît dans tout ce qui suit. Les disciples qui entendent l’appel de Jésus sont intégrés à une communauté ; cette communauté est pour eux formatrice, ils y reçoivent l’enseignement du Christ ; au sein de cette communauté, ils mettent leur appel à l’épreuve (voir la marche sur l’eau, Mt 8 ; l’envoi en mission, Mt 10 et parallèles) ; au sein de cette communauté, ils apprennent à vivre et à fonctionner ensemble, par exemple sans jalouser les autres (ce qui est important pour la notion de vocation ; Mc 10.35-41).
Il n’y a certes pas de lieu, dans les évangiles, où la communauté se rassemble pour discuter de la vocation particulière de l’un de ses membres et voter à ce sujet… Ce genre de procédure sera pour la vie de l’Église des Actes et des épîtres. Mais le principe est déjà acquis. Celui ou celle qui entend l’appel de Jésus entre dans un parcours formateur et relationnel, qui va mettre à l’épreuve sa vocation. La vocation initiale se déploie sur le terrain de la vie communautaire. La vocation chrétienne n’est pas un appel à quitter l’Église pour aller ailleurs. Elle est d’abord un appel à devenir acteur de la vie de l’Église, à mettre en œuvre dans l’Église sa foi hésitante, à y apprendre à pardonner et à recevoir le pardon, à y découvrir et annoncer les mystères du royaume de Dieu, bref, à poser dans l’Église les fondements d’un service chrétien.
La vocation chrétienne est d’abord un appel à devenir acteur de la vie de l’Église
Les procédures pratiques relèvent du reste du Nouveau Testament. Mais comme pour tous les sujets fondamentaux de la foi, le message du Christ pose le fondement de toute vocation chrétienne, sur lequel les chrétiens et l’Église vont ensuite construire un mode de fonctionnement adapté à leur temps.
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