Discerner en Église sur un sujet délicat

Discerner en Église sur un sujet délicat

Vous voici soucieux : la question théologique qui se pose à l’Église est polémique. Habituellement, elle est abordée avec une certaine retenue par les enseignants de la communauté. Seulement voilà : les circonstances ont amené l’Église à souhaiter se prononcer sur ladite question par un vote en assemblée générale.

L’heure est donc au discernement communautaire. Il va falloir regarder tous ensemble ce qu’en dit la Bible pour aboutir à un vote éclairé. Hélas, vous l’aurez compris : si la question est polémique, c’est parce que les théologiens évangéliques ne sont pas unanimes quant à la réponse. Il existe une diversité d’interprétations des textes qui aboutit à des conclusions parfois diamétralement opposées.

Comment procéder pour que ce discernement communautaire ne se transforme pas en match de boxe avec, à la clef, une division de l’Église ? Il n’y a pas de méthode pour garantir le succès d’une telle entreprise. Mais à défaut de méthode, vous trouverez ici quelques réflexions.

1. Prendre le temps

Enfonçons tout d’abord une porte ouverte : plus la question est clivante, plus le discernement communautaire prend du temps. Mais il faut également dire que plus la question est clivante, plus la tentation est forte de l’expédier rapidement.

Il faut néanmoins résister à la tentation d’aller trop vite : l’objectif n’est pas de régler la question rapidement, mais de la régler ensemble.

D’abord, parce que ceux qui imaginent (à tort ou à raison) que leur opinion est majoritaire n’ont guère envie d’y consacrer du temps et ne manquent pas de vous le faire savoir. Et ensuite, parce que les questions potentiellement explosives sont plus confortables dans le rétroviseur que dans le pare-brise. L’envie de passer à autre chose, de consacrer son énergie à des activités plus proches du cœur de la mission de l’Église, peut donc rapidement se faire sentir.

Il faut néanmoins résister à la tentation d’aller trop vite : l’objectif n’est pas de régler la question rapidement, mais de la régler ensemble.

2. Donner à l’Église les moyens du discernement

C’est le rôle du pasteur d’apporter à l’Église les arguments théologiques en présence. Et là, il y a un choix à faire : celui de la partialité ou de l’impartialité. Il ne me semble pas que ce choix tombe sous le sens. Faut-il que le pasteur soit impartial, qu’il ne tranche jamais les questions théologiques ? Probablement pas. Aidé dans sa tâche par les anciens et le Conseil d’Église, le pasteur a la charge de l’assemblée. Il ouvre la voie pour le troupeau et est amené, dimanche après dimanche, à exposer ses propres convictions théologiques sans toujours avoir à les nuancer. Il y est autorisé, je crois, par la confiance reçue de l’Église lorsqu’elle l’a accueilli comme berger.

Cela étant, il est également au service de l’assemblée. Il doit donc partir de l’endroit où elle se trouve, être attentif aux signaux qu’elle lui envoie et être sensible à la diversité théologique qui s’y exprime. Par ailleurs, il a une fonction de représentation de la communauté qui donne à sa parole un poids particulier : on peut facilement supporter un désaccord théologique avec un frère de l’Église, mais on supportera plus difficilement un désaccord avec le pasteur sur des sujets polémiques.

Ainsi, lorsqu’une question théologique semble faire débat au sein de l’assemblée, il me semble que le pasteur fera bien d’exposer, non pas sa propre conviction, mais du mieux qu’il le pourra et de la façon la plus équilibrée possible, la diversité des interprétations sur le sujet. Et ce d’autant plus si c’est le discernement communautaire qui est dans son viseur.

À cette fin, un support écrit et distribué à tous peut être une bonne première étape. Il permet à chacun de prendre connaissance et d’évaluer à tête reposée les principaux arguments en présence. À ce stade, il me semble préférable d’offrir un argumentaire brut et sans affects des différentes positions théologiques, de façon à assurer la meilleure neutralité possible.

Toutefois, nous allons voir qu’un tel argumentaire est évidemment très insuffisant.

3. Ouvrir la Bible et prier ensemble

Tout d’abord, un support écrit sera reçu de façon très inégale parmi les membres de l’Église : les habitudes de lecture de chacun, la propension à l’étude, la sensibilisation au vocabulaire théologique sont quelques-uns des critères qui rendront un support écrit plus ou moins profitable pour les uns et les autres. Mais surtout, le discernement communautaire n’est évidemment pas la somme de discernements individuels. Il implique, bien entendu, de se retrouver, d’ouvrir la Bible et de prier ensemble.

Les groupes de maison sont un lieu privilégié pour cela. Nous pouvons, en outre, y confronter nos arguments, partager nos doutes, exprimer nos émotions, et tout ceci contribue à nous aider à avancer dans un même esprit. Un support de questions sur les textes bibliques sujets à discussion aidera chacun à asseoir sa conviction : « Comment comprends-tu ce texte-là ? Explique-nous pourquoi tu crois ce que tu crois. »

La grande difficulté dans les échanges est d’arriver à les dépassionner sans pour autant frustrer l’expression des arguments et des sentiments. Je donnerai plus loin deux pistes possibles pour nous y aider, mais avant cela je voudrais aborder un dernier aspect.

4. L’importance de la parole publique : organiser une soirée à deux voix

Une conviction théologique ne se construit pas seulement sur une série d’arguments bibliques et de commentaires de versets mis bout à bout. Elle entre dans un système logique, cohérent, qui relève plus de la narration que de la « liste de courses ». En cela, et selon la façon dont il est rédigé, un argumentaire cherchant la neutralité peut s’avérer insatisfaisant parce qu’il aura bien du mal à rendre compte du système dans lequel il s’inscrit.

Par ailleurs, une conviction s’expose non seulement avec des arguments mais aussi avec la force persuasive de l’émotion et depuis le caractère de celui qui s’exprime (en rhétorique : le logos, le pathos et l’ethos). Nous pourrions préférer qu’il en soit autrement et que seule l’argumentation compte, mais soyons pragmatiques : ce n’est pas le cas. Ce qui nous persuade in fine, c’est un discours non seulement bien argumenté, mais aussi qui nous touche et qui est prononcé par quelqu’un à qui nous accordons du crédit.

Or, la recherche de neutralité dans l’argumentaire supprime pratiquement le pathos et l’ethos qui ont contribué à forger la conviction de certains. Ceux-ci auront alors bien du mal à trouver leur position fidèlement reflétée dans une liste d’arguments froids et sans épaisseur, tout comme dans les échanges plus ou moins informels d’un groupe de maison. Sur un sujet polémique et passionné chacun a pourtant besoin de savoir que sa posture a été bien exposée, et bien entendue par ceux qui ne la partagent pas.

Pour cela, la fameuse « soirée-débat » est utile… à condition de bien la nommer et de bien la mener.

Définir l’objectif

À mon sens, le terme « débat » renvoie trop facilement à l’image d’une campagne présidentielle où chacun des protagonistes tente d’amener l’auditoire à voter pour lui. Ce n’est évidemment pas le but recherché en Église :

« Quand l’un dit : “Moi, je me rattache à Paul” et un autre : “Moi, à Apollos”, n’êtes-vous pas animés par votre nature ? Qui est donc Apollos et qui est Paul ? Ce sont des serviteurs par le moyen desquels vous avez cru, conformément à ce que le Seigneur a accordé à chacun » (1 Corinthiens 3.4-5).

Nous ne souhaitons pas aboutir à un pugilat mais à un discernement collectif. Au débat qui divise les personnes, préférons l’idée de dialogue qui divise le discours. Plutôt que « soirée-débat », je propose « soirée à deux voix » : une Église unie qui ose se confronter à un discours divisé. Pour renforcer cette idée nous pouvons, par exemple, organiser la rencontre autour d’un repas. Voici une suggestion de déroulé :

  • Exposé du 1er intervenant ;
  • Plat principal ;
  • Exposé du 2nd intervenant ;
  • Dessert et questions/réponses avec l’assemblée.

Bien choisir ses intervenants

Faut-il avoir recours à des intervenants extérieurs ou s’organiser en interne ? Il est fort possible que nous ayons en interne des personnes qualifiées pour défendre les positions antagonistes en présence. Mais dans la situation d’un discernement en Église il est préférable de faire appel à des intervenants extérieurs pour ne pas créer d’esprit de clan au sein de la communauté.

Il faut ensuite être attentif à ce que les intervenants soient perçus comme également qualifiés pour aborder le sujet en question. On comprend aisément qu’il vaut mieux ne pas avoir un brillant théologien d’un côté et un étudiant de première année de l’autre, mais d’autres éléments, moins intuitifs, sont à réfléchir : un écart d’âge trop important par exemple pourrait faire passer l’un des intervenants pour dépassé, ou l’autre pour inexpérimenté. Attention également à ce qui pourrait être perçu comme un biais d’interprétation, avec un intervenant qui pourrait sembler avoir un intérêt personnel à défendre la posture qu’il expose.

Inciter toute l’Église à venir

Les « déjà convaincus » doivent comprendre qu’une telle soirée n’est pas pensée pour les seuls indécis, mais pour tout le monde. Il nous faut la vivre ensemble, parce que c’est ensemble que nous devons discerner. Même si nous avons les idées claires sur la question, nous devons faire corps et c’est ce qu’indiquera notre présence.

5. Dépassionner sans frustrer : deux pistes possibles

Dans le cadre d’une réunion d’Église, tout le monde ne se sent pas toujours à l’aise pour prendre la parole. Voici deux pistes possibles pour permettre à chacun d’exprimer ses émotions et ses arguments sans que cela ne vire à la guerre de tranchées.

Exprimer ses émotions : les groupes d’interview mutuelle

L’idée est de faire des groupes de trois personnes. Deux personnes vont interviewer la troisième pendant cinq minutes sur une question large : « À ce stade de notre discernement communautaire, dans quel état d’esprit te trouves-tu ? Comment te sens-tu ? ». Puis on tourne : chacun sera tour à tour intervieweur et interviewé.

Dans un deuxième temps, nous nous retrouvons en assemblée plénière. Chaque petit groupe a alors l’opportunité, s’il le souhaite, de partager avec l’ensemble de l’Église ce qui lui a paru important dans ce qu’il a entendu.

Exprimer ses arguments : le débat mouvant

Il s’agit tout d’abord de donner à l’assemblée une phrase clivante en rapport avec le thème abordé. Si elle est bien formulée, la plupart des gens ne seront ni foncièrement d’accord avec l’énoncé, ni foncièrement contre. Néanmoins – et c’est tout l’intérêt – chacun va malgré tout devoir décider quelle position il souhaite défendre.

L’assemblée va donc se diviser en deux groupes. Chaque groupe aura quelques minutes pour fabriquer le plus d’arguments possible en défense de la position choisie. Ensuite, chacun des groupes va proposer, à tour de rôle, un argument à l’autre groupe.

C’est là que cela devient intéressant : quand quelqu’un d’un groupe est touché par un argument, il change de camp. Il faut bien comprendre ici que la finalité n’est pas de savoir quel camp « va gagner ». La finalité porte sur les arguments et consiste à pouvoir voir, par le biais des déplacements de personnes, ceux qui ont un impact et ceux qui fonctionnent moins. Évidemment, il est important que chacun joue le jeu. Pour cela, il faut que ces quelques principes soient bien compris :

  • « Être touché par un argument » ne veut pas dire qu’il nous a convaincu ; cela veut simplement dire que nous l’avons trouvé digne d’intérêt.
  • « Changer de camp » ne signifie pas qu’on a changé d’avis sur la question initiale. Ce n’est pas sur la phrase de départ qu’on se positionne, mais sur l’efficacité de l’argument donné.
  • Nous pouvons donc changer de camp autant de fois que nécessaire, et nous pouvons même en changer lorsque nous trouvons que l’argument de notre propre camp est mauvais !

Par ailleurs, pour que cela ne se transforme pas en foire d’empoigne, il faut s’en tenir aux arguments préparés à l’avance : on ne répond pas aux arguments avancés par l’autre groupe. En revanche, un observateur peut tout à fait noter sur un paperboard les points saillants et les arguments qui ont fait mouche et qui pourront, si le besoin s’en fait sentir, être à nouveau l’objet d’échanges en groupes plus restreints.

6. Conclusion

Prendre le temps du discernement, donner aux chrétiens les arguments théologiques en présence, ouvrir la Bible et prier en communauté, favoriser l’écoute mutuelle par une soirée à deux voix et favoriser l’expression par des groupes d’interview ou un débat mouvant… autant d’outils pour donner à chacun les moyens d’avancer sur un sujet donné et pour donner à tous les moyens de s’exprimer et d’être entendu.

Mais l’unité de l’Église est une affaire autrement plus sérieuse, qui nous dépasse largement, et nous pouvons nous réjouir qu’elle soit dans les mains de l’Esprit-Saint plutôt que dans les nôtres.

Sur des sujets clivants, ces outils seront-ils suffisants pour éviter les matchs de boxe et se prémunir d’une éventuelle division ? Bien futé qui pourra le dire. Il me semble qu’ils sont de nature à apaiser les échanges, ce qui est déjà bien. Mais l’unité de l’Église est une affaire autrement plus sérieuse, qui nous dépasse largement, et nous pouvons nous réjouir qu’elle soit dans les mains de l’Esprit-Saint plutôt que dans les nôtres.

 

« l’Église dans tous ses états », une rubrique en partenariat avec Les Cahiers de l’École Pastorale

Les Cahiers de l’École Pastorale est une revue trimestrielle de théologie pratique et pastorale. À travers des articles de fond, des prédications et des présentations de livres, elle oeuvre à faire des ponts entre la théologie et la vie des Églises. Son but est d’encourager les pasteurs, les responsables d’Église et plus largement les chrétiens engagés dans un ministère, à penser et approfondir leur foi et leur pratique au sein de leurs Églises.

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