L’année du Jubilé clôturait un cycle de 7 années sabbatiques, soit 49 ans, à raison d’une année sabbatique tous les 7 ans. Elle était ainsi le couronnement des institutions sabbatiques. Son inauguration était célébrée le jour de la grande fête des Expiations. Elle était annoncée par le son du cor, yobel en hébreu, d’où lui vient son nom. Les instructions relatives au Jubilé sont répertoriées en Lévitique 25. Cette institution était comme un pacte de solidarité sociale et économique, inscrit dans une profonde réflexion théologique. Voyons cela de plus près.
Cohésion sociale, économie… et théologie
La structure sociale d’Israël reposait sur trois niveaux d’appartenance :
- la tribu, charpente de la société israélite et de sa division territoriale, était le niveau de parenté le plus étendu.
- le clan était l’échelon intermédiaire.
- la famille, parfois désignée maison ou maison du père, était la plus petite unité sociale.
La maison était composée de trois à quatre générations, vivant avec des serviteurs. Elle était vecteur d’identité, d’éducation et de formation religieuse ; elle jouait un rôle important en matière judiciaire et parfois militaire. La maison était un élément fondamental pour la cohésion sociale.
La source de richesse de la famille provenait de la propriété qui lui avait été octroyée lors du partage des terres effectué après la conquête de Canaan. En découpant des parcelles proportionnelles à la taille de chaque tribu, la distribution se voulait équitable afin que les terres soient réparties le plus largement possible entre toutes les familles. Pour protéger cette répartition, les terres d’une famille ne pouvaient être vendues de façon définitive, ce que le Jubilé devait garantir. Parmi les instructions relatives à l’année jubilaire, il était question de laisser reposer l’ensemble des terres pendant un an, d’une remise des dettes et d’un affranchissement des Israélites qui avaient été asservis à cause de leurs dettes. Dieu attendait également que soient rendues aux familles les terres qu’elles avaient dû vendre par nécessité économique pendant les quarante-neuf années précédant le Jubilé. Ces mesures visaient à éviter la marginalisation des plus pauvres et la concentration des richesses entre quelques-uns. Elles protégeaient économiquement la cohésion sociale, plus particulièrement la maison.
Cette institution s’ancrait dans une réflexion théologique. Les Israélites étaient conscients que leur pays était à la fois propriété de Dieu et don de Dieu au peuple (Ex 15.13, 17). Le maintien de la relation d’alliance entre le peuple et Dieu assurait la jouissance du pays qui devenait ainsi une sorte de pivot dans la relation. Célébrer le Jubilé impliquait :
- de se soumettre à la souveraineté de Dieu, seul maître des terres et des hommes ;
- de se souvenir de l’intervention rédemptrice de Dieu lors de l’Exode en publiant la liberté dans le pays pour tous ses habitants (Lv 25.10). L’acte de libération de Dieu devenait ainsi un modèle pour l’éthique sociale d’Israël ;
- de faire l’expérience du pardon et de chercher la justice dans les rapports humains. L’association du Jubilé avec le jour des Expiations (Lv 25.9) insistait sur la conscience du péché et de l’endettement de l’ensemble du peuple, de l’un vis-à-vis de l’autre, et de tous envers Dieu.
- de se fier à la bienveillance et à la providence divines. La terre étant laissée en jachère, seuls les fruits qu’elle produirait de son propre fait constitueraient la nourriture du peuple. Il s’agissait, d’une certaine manière, d’accepter l’expérience de la confiance, comme au désert.
Le Jubilé, l’espérance… et Jésus
Malheureusement, les instructions relatives au Jubilé ont été insuffisantes pour résoudre le problème des injustices sociales. Le livre de Jérémie (Jr 34.12-22) révèle que le non-respect des instructions sabbatiques a entraîné l’exil. Si le Jubilé continue d’être évoqué dans les livres prophétiques, c’est désormais en lien avec le surgissement d’une ère nouvelle. Le prophète Ésaïe écrit : « L’esprit du Seigneur, l’Eternel, est sur moi, car l’Eternel m’a oint pour porter de bonnes nouvelles aux malheureux; il m’a envoyé pour guérir ceux qui ont le coeur brisé, pour proclamer aux captifs la liberté, et aux prisonniers la délivrance; pour publier une année de grâce de l’Eternel, et un jour de vengeance de notre Dieu; pour consoler tous les affligés » (Es 61.1-2). La plupart des commentateurs reconnaissent que ces versets font écho au Jubilé, dans lequel Ésaïe voit une image de la libération messianique. Une espérance future fait dorénavant partie intégrante de la réflexion théologique sur le Jubilé : par son Messie, Dieu libérera l’humanité de l’injustice du monde présent ; il restaurera la terre ; il restituera leur dignité à ceux qui sont sous le joug de l’indigence. Ce ne sera pas une action à répéter tous les cinquante ans mais une intervention décisive et définitive de Dieu.
Ce dont le Jubilé était l’image (repos, affranchissement, restitution) trouve sa réalisation en Jésus.
N’est-il pas remarquable que Jésus définisse sa mission en reprenant à son compte, lors d’une lecture synagogale en Luc 4.16‑20, la prophétie d’Ésaïe 61.1-2a, tout en s’arrêtant à l’affirmation d’une « année de grâce de l’Éternel » ? Il ajoute : « Aujourd’hui cette parole de l’Écriture, que vous venez d’entendre, est accomplie. » (Lc 4.21). En Jésus s’accomplit l’année de grâce de l’Éternel , année d’affranchissement et de restitution de la dignité de ceux dont le cœur était brisé. On peut encore repérer des échos du Jubilé dans d’autres passages néotestamentaires (cf. Mt 5.2‑12 ; 11.2‑6 ; Lc 14.12-24, etc.). Par ses paroles et ses actes, Jésus interprète le Jubilé dans la continuité d’Ésaïe ; plus encore, il l’accomplit en sa personne et en son œuvre. Ce dont le Jubilé était l’image (repos, affranchissement, restitution) trouve sa réalisation en Jésus. Par lui, Dieu intervient aujourd’hui (année de grâce) pour libérer l’humanité du péché, de la violence et de l’injustice (comme le Jubilé était inauguré le jour de la grande fête des Expiations, de même l’année de grâce est inaugurée par l’expiation des péchés effectuée par Jésus) ; par Lui, Dieu interviendra de façon décisive et définitive (un jour de rétribution pour notre Dieu) pour rétablir toute justice et renouveler la création toute entière.
Pas vraiment encore… mais déjà quand même !
Le regard tendu vers son Maître, le disciple de Jésus n’est pas seulement dans l’attente du renouvellement futur de toutes choses selon le dessein originel de Dieu. De ce pas encore de l’espérance future naît le déjà de l’exigence éthique. Le livre des Actes nous montre l’Église conjuguer son attente de l’avenir et son éthique pour le présent. Nous la voyons mettre en pratique les idéaux du Jubilé tels que le partage équitable des biens, la remise des dettes (le pardon en particulier) ou encore le dépassement des frontières sociales et économiques, tout cela par amour fraternel. Cette éthique ne consiste pas à appliquer les dispositions du Jubilé au pied de la lettre mais aux pieds de Jésus, reconnaissant sa souveraineté et sa parfaite justice, son pardon et son œuvre libératrice, son modèle d’amour et son indéfectible solidarité, jusque dans sa mort et sa résurrection. Non pas la lettre donc, mais l’Esprit ! Car c’est sous l’ère de l’Esprit que les disciples de Jésus démontrent déjà ce qu’ils espèrent encore (Hé 11.1).
Pour aller plus loin :
- Christopher Wright,La mission de Dieu, Charols, Excelsis, 2012.
Les autres articles de la série :
- Lever le voile (1) : L’Ancien Testament, ombre ou projecteur ?
- Lever le voile (2) : Où adorer Dieu ?
- Lever le voile (3) : le devenir du sacré et du profane dans la Nouvelle Alliance
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