Mourir dans la dignité… Oui, mais laquelle ?

Mourir dans la dignité… Oui, mais laquelle ?
Erwan Cloarec

À 92 ans, Mireille Jospin voulait « mourir debout ». Militante de l’ADMD (Association pour le droit de mourir dans la dignité), la mère de l’ancien Premier ministre a choisi de mettre fin à ses jours le 6 décembre 2002. Le naufrage de la vieillesse, l’usure de l’âge, la « déglingue » et le martyre du corps, tout ça lui était devenu intolérable. Fatiguée de vivre et de voir sa dignité partir en lambeaux avec les années. Sa fille écrit, évoquant son choix dans un livre paru il y a quelques années maintenant : « Pas d’autres choix, non, si tu ne voulais pas déchoir à tes propres yeux. Pas d’autres choix, non, si elle risquait d’être dépassée, la limite, l’ultime frontière de la dignité telle que tu l’entendais[1]. »

La question est posée, et elle se pose d’une manière accrue à l’heure où ce sujet de l’euthanasie[2] et du suicide assisté[3] est débattu à nouveau dans l’hémicycle : qu’est-ce qui fait la valeur de la vie d’un homme ? Qu’est-ce qui fait que l’on peut dire d’une vie qu’elle est « digne d’être vécue » ? Peut-on considérer la dignité comme un bien périssable qui s’écaillerait avec les années ? Et serait-il alors préférable de tirer sa révérence avant d’offrir le spectacle d’un délabrement honteux, qu’il soit physique ou intellectuel ?

Dignité subjective vs. dignité objective

La question touche au fond à la conception de l’humanité que nous nous faisons, et au type de société que nous souhaitons bâtir ensemble. Il y a 8 années de cela, le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) prenait une option courageuse dans les recommandations qu’il portait au gouvernement sur ces questions. Après avoir présenté les deux grandes conceptions de la dignité qui fondent respectivement les tenants et les adversaires de l’euthanasie et du suicide assisté – « dignité subjective », c’est-à-dire le sentiment personnel, conditionnel et par là variable de la valeur que représente une existence humaine versus « dignité objective » conçue comme une qualité intrinsèque et inaltérable -, le comité rappelait que ces deux notions ne sont pas à opposer a priori, précisant que « la dignité entendue comme absolue est inaliénable – celui qui est mentalement et physiquement diminué ne la perd pas – et elle est non quantifiable ».

Ainsi si chacun peut bien sûr intimement concevoir le sentiment que sa vie n’est plus digne d’être vécue (et il faut être en capacité humainement de le recevoir), la réponse sociale juste ou digne n’est pas forcément d’avaliser ce sentiment en donnant les moyens et la « permission » à celui qui lutte avec l’idée d’être « de trop » de s’en aller, poliment. Et dès lors la gloire de la société, des pouvoirs publics devrait alors être au contraire de lutter par les moyens nécessaires contre les situations objectives d’indignité (maltraitance en fin de vie par manque de soin, isolement ; non-accès aux soins palliatifs pour tous ; défaut d’accompagnement humain, etc.). Dans une formule choc, le CCNE concluait, c’était en 2013 : « la situation la plus indigne serait celle qui consisterait à considérer autrui comme indigne au motif qu’il est malade, différent, seul, non actif, coûteux… »

Dès lors la gloire de la société, des pouvoirs publics devrait alors être au contraire de lutter par les moyens nécessaires contre les situations objectives d’indignité

À l’heure du « quoi qu’il en coûte » quant à la prise en charge de chaque vie humaine dans la gestion de la crise sanitaire actuelle, où en sommes-nous collectivement face à toutes ces questions ? Et n’y a-t-il pas un paradoxe étonnant entre ce discours social du « quoi qu’il en coûte » et cette expression du droit à mourir dans la dignité qui fait florès dans le débat public ces dernières semaines autour de l’euthanasie ?

Une valeur inaltérable et absolue

La conception biblique de l’homme créé à l’image de Dieu, et porteur par-là même d’une valeur absolue concorde, pour en être à la racine, avec ce qui fonde le socle des valeurs de notre société et de notre droit positif français : la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, versée dans le bloc de constitutionnalité français (je me place volontairement dans cet article sur ce terrain d’un argumentaire commun entre personnes de bonnes volonté), prolongée par la Déclaration universelle des droits de l’homme qui s’impose en droit français.

Que nous disent ces déclarations en substance ? Elles nous rappellent, et de manière salutaire, que chaque être humain est frappé dès sa naissance d’une dignité ontologique, inaliénable, universelle, de sorte que celle-ci ne saurait dépendre de la condition physique ou psychologique du sujet. L’humanité elle-même est dignité, et nous nous devons ce rappel les uns aux autres, en particulier auprès de celui qui se trouve fragilisé par telle ou telle circonstance de vie.

Le regard social doit alors être là pour le réassurer et lui redire toute la valeur de sa vie, et de toute vie humaine. En particulier au moment de son départ proche. Qui voudrait en effet partir avec l’idée (instillée et intégrée) de sa non-valeur, d’être devenu au fond un fardeau pour la société ? Ouvrir l’option d’euthanasie ou la possibilité du suicide assistée pousserait massivement dans ce sens et pourrait « susciter chez certains, par souci de ne pas peser sur les leurs ou même la société, une sorte de ‘devoir’ de quitter la vie » (CEPE, “Fin de vie”, 2013).

De quelle société voulons-nous ?

Face à la crise historique que nous traversons, et alors que nous prenons conscience d’une manière accrue de la nécessité de prendre (davantage) soin des personnes vulnérables au milieu de nous, ce rappel anthropologique fondamental (et théologique pour les croyants) est urgent. La valeur de la vie d’un homme ne saurait être liée à son utilité, sa performance sociale ou encore à la jouissance de la plénitude de ses facultés, mais simplement au fait d’appartenir à l’humanité. Alors soyons ensemble cette humanité, les uns pour les autres, et ensemble devant Dieu.

La valeur de la vie d’un homme ne saurait être liée à son utilité, sa performance sociale ou encore à la jouissance de la plénitude de ses facultés, mais simplement au fait d’appartenir à l’humanité.

J’aimerais laisser à Marie de Hennezel la conclusion par ces quelques mots tant ils sont justes et touchants :

Qu’est-ce qu’une société où toute une génération se sentirait honteuse, indigne de vivre encore, et pour cette raison demanderait le droit de mourir ? C’est pourtant vers cela que nous allons, dès lors que mourir dans la dignité serait mourir avant d’être impotent ou de devenir un poids pour les autres. Une mort propre, aseptisée, rapide, décidée soi-même, puisque les gens âgés, très malades ou dépendants auraient intériorisé le fait que les autres, les proches, les soignants, ne sont plus là pour prendre soin d’eux (…).

La vraie dignité, c’est celle qu’éprouve la personne fragile que l’on vient soigner avec tact et douceur, et qui sent à travers gestes et regards qu’elle a toujours sa place dans le monde des humains. Il n’est pas rare d’ailleurs – et j’en ai été témoin – qu’un ultime contact – deux mains qui s’étreignent, une caresse sur la joue – ou une dernière parole permettent au mourant de « lâcher prise » et de mourir. Ces gestes ultimes qui permettent de mourir dignement, les soignants les connaissent[4].

Pour aller plus loin

 


[1] Cité dans Louis PUYBASSET et Marine LAMOUREUX, Euthanasie, le débat tronqué, Paris, Calmann-lévy, 2012, p. 29.

[2] Fait de donner la mort, par un personnel soignant, à la demande de la personne, en vue de soulager une souffrance.

[3] Aider une personne qui n’est pas en mesure de le faire seule mais qui le demande, à réaliser « l’acte suicidaire ». La différence avec l’euthanasie est parfois ténue. La différence avec l’assistance au suicide est plus nette : dans ce dernier cas, il s’agit de fournir à une personne qui en fait la demande les moyens et les connaissances nécessaires à la réalisation de l’acte suicidaire, sans participer à l’acte lui-même.

[4] Marie de HENNEZEL, Nous voulons tous mourir dans la dignité, Paris, Robert Laffont, 2013, p. 21 et 27.

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