Le Salut ne vient pas d’Hitler

Le Salut ne vient pas d’Hitler

Le système concentrationnaire et la Shoah ont questionné les fondements de la théologie chrétienne, le rapport de Dieu au « mal radical », à la souffrance et à la mort organisée de millions de Juifs. Mais avant d’être une difficulté théorique pour les croyants, le drame de la déportation a été une expérience-limite vécue par un certain nombre d’entre eux.

Jean-Paul Krémer, qui a raconté son calvaire dans Le Salut ne vient pas d’Hitler, Un mennonite déporté à Natzweiler-Struthof et Buchenwald, nous renseigne sur ce qu’a pu être la foi dans les camps nazis.

Croire et résister

En juillet 1940, lorsque l’Alsace est annexée au Reich, les lycéens sont contraints de faire le salut hitlérien, ce que le jeune Jean-Paul Krémer refuse, car « le Salut ne vient pas d’Hitler, il vient de Dieu seul ». Son père, l’Ancien Emile Krémer, ne cesse depuis 1933 d’exhorter les mennonites à ne pas se compromettre avec le nazisme. Il prêche la non-conformité au monde et l’acceptation du prix à payer pour ses convictions, tant il est vrai que « la résistance obéit à la logique du sacrifice. »[1]

D’abord emprisonné, puis placé en régime sévère au Reichsarbeitdienst[2], Jean-Paul Krémer refuse ensuite le serment de fidélité à Hitler lors de l’incorporation dans la Wehrmacht. Envoyé en Allemagne, il est torturé par la Gestapo et déporté.

Lorsqu’il arrive au KL-Natzweiler[3] le 2 décembre 1942, il vient d’avoir dix-huit ans. Ouvert par les nazis le 1er mai 1941, le KL-Natzweiler est un camp de catégorie III, soit l’un des plus sévères du système. D’abord dédié à l’exploitation d’une carrière de granit, il sert rapidement à l’économie de guerre allemande, développant une nébuleuse de « camps-satellites » des deux côtés du Rhin. On en connaît les conditions de détention terrifiantes. Le « Struthof » est le lieu d’internement de 52 000 détenus ; 22 000 y meurent, décimés par les travaux forcés, le climat, les expériences scientifiques, les marches de la mort… Plus de la moitié des décès (54,3%) surviennent avant trois mois, et 81,6% lors des six premiers mois[4]. Jean-Paul Krémer (matricule 1670) survit, placé à l’Effektenkammer[5], un kommando[6] moins dur que d’autres.

Le 8 mars 1943, il est transféré à Buchenwald (matricule 10564). Là encore il survit miraculeusement.

Buchenwald ne ressemble à aucun autre camp. Les chances de s’en sortir sont fonction d’une multitude de paramètres : la partie du camp dans laquelle on est, l’année durant laquelle on arrive, les relations… Il y a deux Buchenwald : l’un ou la vie est possible : « Chacun a une place pour dormir, parfois même sa propre couverture, et une place à table pour manger. Ses détenus conservent un aspect humain »[7]. C’est dans cette partie que se trouve Jean-Paul Krémer. L’autre, celui que l’on connaît par des photos célèbres, est le second Buchenwald, le « petit camp » « où arrivaient les convois d’Auschwitz, celui d’où l’on partait pour les travaux mortels, lui-même un lieu d’agonie et de mort»[8]. C’est un lieu inimaginable.

Croire et survivre

L’organisation de Buchenwald présente une spécificité qui sera favorable à Krémer. Après de dangereuses luttes souterraines contre les « verts » (prisonniers criminels), les communistes allemands ont pris la direction de la quasi-totalité de l’administration interne. Cela veut dire qu’ils se chargent de la répartition du travail. Cette résistance clandestine des « politiques » crée un « mur invisible » entre la masse et les SS : elle améliorera et sauvera la vie d’un nombre certain de détenus[9]. Alors qu’il travaille au kommando « serrurerie », Jean-Paul Krémer est pris en grippe par le SS responsable de l’atelier : après sa journée de travail et l’appel interminable du soir, il est convoqué pour creuser seul une tranchée jusqu’à deux heures du matin pendant une semaine. Son Vorarbeiter[10], un Allemand communiste, se rend compte qu’il va y laisser la vie ; il s’arrange pour le transférer au kommando de cordonnerie. Le camp étant suffisamment grand pour passer inaperçu, Jean-Paul Krémer réchappe de peu. A la cordonnerie, grâce à une astuce lors du compte des chaussures, il parviendra à faire sortir des dizaines de paires pour des prisonniers qui en sont privés.

Il aura vécu ainsi, pendant plus de deux ans, «  l’arrestation et le séjour en prison, (…), le « grand voyage » entassés dans les wagons à bestiaux, la faim, la soif qui parfois rend fou, le choc de l’arrivée, l’interrogatoire, la douche, le rasage de tout le corps, les hardes, le costume rayé ou zébré, la quarantaine, le dépouillement de tout, jusqu’au nom remplacé par un numéro, le triangle de couleur rouge des prisonniers politiques (…), la faim, le manque d’hygiène, l’infernale promiscuité, les toilettes, le rougeoiement du crématoire, (…) le chef de bloc, le kapo, les châlits, les fils barbelés et ceux qui s’y sont jetés, la dysenterie, les poux et le typhus, la marche, les appels sans fin où les détenus sont comptés et recomptés, les coups, etc.  »[11] L’arbitraire et l’angoisse absolus de l’univers concentrationnaire.

Dans ce texte d’une exactitude bouleversante, la foi, présente de façon diffuse à chaque instant, se retrouve pourtant sans support. Jean-Paul Krémer ne rencontre pas d’autre croyant. Les pratiques pieuses sont strictement interdites. Les Bibles sont rares, la faiblesse physique rend difficile la mémoire des Écritures, et l’esprit devient progressivement trop abruti pour prier. Pourtant, un verset reçu avant son départ lui assure la protection de Dieu et le soutiendra efficacement ; sa foi lui permet de reconnaître la providence de Dieu qui le garde et, dans certains moments critiques, suscite la faveur d’autres « frères de misères ». Comme le diront des croyants revenus des camps, c’est la foi qui l’a, plus que lui n’a la foi.

Comme le diront des croyants revenus des camps, c’est la foi qui l’a, plus que lui n’a la foi.

Bien sûr, je ne souhaite à personne de devoir passer par de telles expériences. Et pourtant, dans un sens, je ne les regrette pas, parce que j’ai expérimenté la réalité de Jésus-Christ d’une manière tout à fait tangible.”[12]

Libéré en avril 1945 par l’armée américaine, il se consacrera par la suite au service du Seigneur comme missionnaire et pasteur.

 

[1] Jacques Semelin, Sans armes face à Hitler, La résistance civile en Europe, 1939-1945, Les Arènes, 2013, p.242.

[2] Service de travail obligatoire du Reich, préparatoire au service militaire.

[3] KL est le sigle officiel des Konzentration Lager (camps de concentration).

[4] Robert Steegman, Le camp de Natzweiler-Struthof, Seuil, « L’univers historique », 2009, pp 307-308.

[5] Lieu où sont consignés les effets des prisonniers.

[6] Lieu de travail d’une équipe de déportés.

[7] Annette Wieviorka, 1945, La découverte, Paris, Seuil, 2015, p.114.

[8] Annette Wieviorka, 1945, La découverte, Paris, Seuil, 2015, p.144.

[9] Olivier Lalieu, La résistance française à Buchenwald, Tallandier, « Texto », 2012.

[10] Chef d’équipe.

[11] Ibid., p.107.

[12] Jean-Paul Kremer, La protection de Dieu, Expériences derrières les barbelés, op. cit.

1 Commentaire

  • Jean-François Lorentz 28 avril 2020 18 h 17 min

    livre très intéressant comment Jean Paul Kremer a pu revenir vivant des camps de concentration

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