La fin d’un monde « sans limites » ?

La fin d’un monde « sans limites » ?

Quelques réflexions sur le déconfinement…

Nous avons grandi dans un monde « sans limites », un monde de progrès continu que l’on croyait inexorable, sans aucune barrière infranchissable – ou presque. Nous sommes la génération de la révolution numérique, celle vouée à vivre mieux et plus longtemps que ses parents, la génération Easyjet et blablacar qui part où et quand elle veut, fière d’avoir renversé les mœurs d’une autre époque et de s’être autodéterminé jusque dans l’usage fait de son corps.

Cependant, en franchissant toutes ces barrières nous en avons dressé bien d’autres. La distanciation sociale ne date pas de 2020. La fracture générationnelle, la polarisation de l’opinion politique autour des extrêmes, la radicalisation religieuse, l’affrontement entre régions du monde ou encore entre les grands gagnants de la mondialisation et ses « oubliés » sont autant de barrières érigées par nos soins. Même le simple « bonjour » adressé au passant casqué au regard fuyant peut désormais être perçu comme signe d’agression plutôt que de bienveillance.

En franchissant toutes ces barrières nous en avons dressé bien d’autres. La distanciation sociale ne date pas de 2020

Malgré l’omniprésence des réseaux sociaux (de l’avis de Jacques Attali « ni des réseaux ni sociaux mais du narcissisme solitaire juxtaposé ou chacun essaie de se mettre en valeur sans participer à rien avec l’autre »), nous sommes la génération en proie à la solitude et à l’angoisse. Davantage à l’aise devant les écrans que face à un interlocuteur physique, repartis par entités familiales de plus en plus éclatées dans un habitat de plus en plus morcelé, nous avons atteint un niveau inouï de consommation de psychotropes et d’accompagnement psychologique. Comme un collectif de chercheurs toulousains l’a affirmé récemment, « Nous sentons que le mode de vie dans lequel nous nous enlisons n’a plus aucun sens, qu’il n’est ni durable, ni même désirable ».

Nous sommes la génération en proie à la solitude et à l’angoisse

Obstacle à franchir ou opportunité à saisir ?

Aujourd’hui, pour qui ose le voir, notre monde a changé. La pandémie chamboule nos habitudes et interroge nos priorités. Avec l’apparition manifeste de limites brutales et la revalorisation de certaines choses simples – à commencer par les relations – elle nous a permis de goûter à une vie différente. Je m’en réjouis et crois que ce serait un tort d’oublier en cédant à la tentation du déni collectif que représenterait une simple reprise du paradigme ancien, le fameux « business as usual ».

D’abord, c’est l’illusion d’un monde « sans limites possibles » qui vole en éclats. La mort, que Frédéric Lenoir appelle le « dernier tabou » de notre société décomplexée a fait irruption dans  la conscience collective. Notre mortalité, simple évidence pour nos aïeuls nous a galvanisé, bousculé, parfois brutalement. Notre foi inconditionnelle en la science, la médecine et la technique se trouve également affaiblie, redimensionnée par des faits indiscutables. La mondialisation, longtemps la preuve présumée de notre toute-puissance se retourne contre nous, un château fort devenu un château de cartes. La liberté de circulation internationale et les déplacements seront peut- être bientôt consignés aux manuels d’Histoire, tout comme l’État-providence supposé capable de résoudre tous les problèmes de tout le monde par l’alourdissement de sa dette.

Notre mortalité, simple évidence pour nos aïeuls nous a galvanisé, bousculé, parfois brutalement

Un constat s’impose : les barrières existent bel et bien ! Notre génération devra mener le deuil d’un monde sans limites tant personnelles que collectives. Notre planète nous le rappelle affichant l’ensemble de ses voyants au rouge : température, population, pollution, ressources en énergie, eau potable et minéraux pour ne mentionner que ceux-là. Nous avons vécu au-dessus de nos moyens, alimentant frénétiquement le moteur de la croissance par le carburant de la dette et de la consommation. Aujourd’hui nos créanciers commencent à toquer à la porte. Saurons-nous saisir l’aubaine du Covid pour nous arrêter et nous remettre en question ?

Notre génération devra mener le deuil d’un monde sans limites tant personnelles que collectives

Car ces temps où le rêve d’un monde sans limites patine sérieusement pourraient aussi être l’occasion de voir s’estomper des barrières relationnelles. Personnellement j’ai pu consacrer plus de temps à la prière et à l’intimité avec Dieu au cours des derniers mois. L’annulation de voyages et de rencontres m’a dégagé du temps pour mon couple et pour mes enfants avec lesquels nous avons rarement pris autant de temps à lire la Bible et à prier. Nous avons eu l’occasion de venir en aide à des personnes isolées ou en difficulté, d’apprendre à mieux connaître et discuter en profondeur avec plusieurs membre de notre communauté. Certains se sont ouverts ou ont confiés des luttes cachées en temps normal. Des occasions nouvelles d’échange avec nos voisins se sont présentés. Même notre rapport à la terre s’est apaisé avec la joie de regarder un ciel matinal clair et d’observer le retour de la nature en ville. Au moment où notre liberté de circulation s’accroît saurons-nous garder les priorités et le goût des choses simples imposées par une vie comportant certes des limites désagréables imposées – mais à bien des égards plus saine?

Au moment où notre liberté de circulation s’accroît saurons-nous garder les priorités et le goût des choses simples

Une réponse « évangélique »

 Alors que nous essayons, Bible en main, de tirer un premier bilan de cette période, voici 4 idées fortes qui me viennent à l’esprit. Sûrement en aurons-nous particulièrement besoin en tant que disciples de Jésus et citoyens de ce monde pendant les années à venir :

  1. L’art du contentement

« … j’ai appris à être content dans l’état où je me trouve. Je sais vivre dans l’humiliation, et je sais vivre dans l’abondance. En tout et partout j’ai appris à être rassasié et à avoir faim, à être dans l’abondance et à être dans la disette. Je puis tout par celui qui me fortifie. » Philippiens 4.11b-13

 « C’est, en effet, une grande source de gain que la piété avec le contentement; car nous n’avons rien apporté dans le monde, et il est évident que nous n’en pouvons rien emporter; si donc nous avons la nourriture et le vêtement, cela nous suffira. Mais ceux qui veulent s’enrichir tombent dans la tentation, dans le piège, et dans beaucoup de désirs insensés et pernicieux qui plongent les hommes dans la ruine et la perdition. Car l’amour de l’argent est une racine de tous les maux » 1 Timothée 6.6-10a

Nous pouvons en premier lieu remercier Dieu pour les nombreux privilèges immérités qu’il nous accorde. Cultivons la reconnaissance pour notre système de santé exceptionnel à l’échelle de  la planète, pour notre gouvernement, pour l’ordre, la sécurité et l’éducation qui manquent à tant de pays du monde. Remercions Dieu pour le toit au-dessus de nos têtes, pour la nourriture quotidienne. Souvenons-nous que toutes ces choses ne sont pas des dus, des droits, des acquis mais au contraire des grâces ou « cadeaux ». Apprenons l’art de nous montrer reconnaissants pour ce que nous avons plutôt que mécontents de ce que nous n’avons pas.

  1. L’ambition de la sobriété

« Mais nous vous exhortons, frères, à abonder toujours plus dans cet amour, et à mettre votre honneur à vivre tranquilles (litt. « à avoir pour ambition d’être sobre ou paisible ») , à vous occuper de vos propres affaires, et à travailler de vos mains, comme nous vous l’avons recommandé » 1 Thessaloniciens 4.10b-11

« C’est pourquoi, ceignez les reins de votre entendement, soyez sobres, et ayez une entière espérance dans la grâce qui vous sera apportée, lorsque Jésus-Christ apparaîtra. […] La fin de toutes choses est proche. Soyez donc sages et sobres, pour vaquer à la prière. » 1 Pierre 1.13 ; 4.7

 « Car la grâce de Dieu, source de salut pour tous les hommes, a été manifestée. Elle nous enseigne à renoncer à l’impiété et aux convoitises mondaines, et à vivre dans le siècle présent selon la sagesse (litt. « sobrement »), la justice et la piété. » Tite 2.11-12

 Voici une valeur phare du protestantisme historique d’une actualité saisissante pour les temps de « décroissance » à venir. Bibliquement, sobriété n’est pas synonyme d’austérité ni de  tristesse morne mais d’une simplicité et d’une modestie de vie et de coeur. De l’accord de presque  tous les experts il devient urgent de revoir à la baisse nos prétentions sociales et notre train de vie. Accepterons-nous de baisser notre consommation, de réfléchir deux fois à la nécessité d’un voyage, d’un achat ? Saisirons-nous le temps gagné pour nous concentrer sur l’essentiel : nos relations avec nos familles, nos amis, des relations réelles, beaucoup plus complexes et exigeantes que les virtuelles – mais infiniment plus riches.

Bibliquement, sobriété n’est pas synonyme d’austérité ni de  tristesse morne mais d’une simplicité et d’une modestie de vie et de coeur

  1. Une espérance future

« Or, nous savons que, jusqu’à ce jour, la création tout entière soupire et souffre les douleurs de l’enfantement. Et ce n’est pas elle seulement; mais nous aussi, qui avons les prémices de l’Esprit, nous soupirons en nous-mêmes, en attendant l’adoption, la rédemption de notre corps. Car c’est en espérance que nous sommes sauvés. » Romains 8.22-24a

« Car nous n’avons point ici-bas de cité permanente, mais nous cherchons celle qui est à venir. » Hébreux 13.14

Notre monde gémit, et il est probable que ses gémissements continuent de se multiplier et s’intensifier à l’avenir. La découverte d’une panacée technique, ou la relance de la croissance comme si de rien n’était semblent désormais illusoires, tout comme la prétention de conserver la planète dans son état actuel. Nous aurons besoin de nous rappeler plus que jamais que nous avons été sauvés « en espérance ». Parce que notre avenir est certain nous pouvons rester sereins, confiants, altruistes là où la panique, la peur et le chaos risquent de l’emporter. Nous sommes aujourd’hui entre de bonnes mains et certains de notre lendemain.

  1. Un amour ardent

« Je vous donne un commandement nouveau: Aimez-vous les uns les autres; comme je vous ai aimés, vous aussi, aimez-vous les uns les autres. A ceci tous connaîtront que vous êtes mes disciples, si vous avez de l’amour les uns pour les autres. » Jean 13.34-35

« Ayant purifié vos âmes en obéissant à la vérité pour avoir un amour fraternel sincère, aimez-vous ardemment les uns les autres, de tout votre cœur… » 1 Pierre 1.22

« Que chacun de nous plaise au prochain pour ce qui est bien en vue de l’édification. Car Christ n’a pas cherché ce qui lui plaisait » Romains 15.2

Comme de nombreux experts l’affirment la « résilience » dont notre génération aura tant besoin passera par la solidarité et l’entraide. Loin d’être la solution, le repli survivaliste alimenté par la peur et la panique individualiste ne fera qu’alourdir les problèmes. Dorénavant les problématiques de la survie et de l’épanouissement ne peuvent plus être abordés sous l’angle de l’individu mais collectivement, par un modèle communautaire où les intérêts du collectif priment et où le renoncement à soi apparaît à nouveau dans le champ des possibles. Qui sera mieux équipé que les Églises locales pour montrer l’exemple ? Dans les années à venir nous aurons des opportunités exceptionnelles d’incarner un autre modèle de société, de montrer qu’un autre style de vie et de relations qui est non seulement possible mais au fond désirable.

la « résilience » dont notre génération aura tant besoin passera par la solidarité et l’entraide

3 Commentaires

  • Samuel Path 18 octobre 2020 13 h 49 min

    Très bel article, merci Jonathan !

  • Wilbert Kasereka M. 21 octobre 2020 5 h 29 min

    Merci à Jonathan pour sa lucididé prophétique : Il a su lire l’action cachée de Dieu dans la réalité.

  • Peps Cafe 29 octobre 2020 19 h 15 min

    Bonjour !

    Excellent texte, Jonathan. Merci !

    A ce sujet, dans “le samedi de la terre”(Gallimard), un très petit texte de 5 pages, Erri de Luca écrit ceci :
    « …..Et soudain une épidémie de pneumonies interrompt l’intensité de l’activité humaine.
    Les gouvernements instaurent des restrictions et des ralentissements. L’effet de pause produit des signes de réanimation du milieu ambiant, des cieux aux eaux. Un temps d’arrêt relativement bref montre qu’une pression productive moins forte redonne des couleurs à la face décolorée des éléments.
    La pneumonie meurtrière qui étouffe la respiration est un effet miroir de l’expansion humaine qui étouffe le milieu ambiant. Le malade demande de l’air et de l’aide en son nom et au nom de la planète tout entière.Celui qui lit beaucoup reconnaît, ou croit reconnaître, des symboles et des paradigmes dans les événements. [Dieu] a institué le
    Samedi qui littéralement n’est pas un jour de fête mais de cessation ». Dieu « a prescrit l’interruption de toute sorte de travail, écriture comprise. Et [Il] a imposé des limites aux distances qui pouvaient être parcourues à pied ce jour-là. Le Samedi, est-il écrit, n’appartient pas à l’Adam : le Samedi appartient à la terre [Lévitique 25v2,5] ». Sauf que « cette injonction à la laisser respirer en s’imposant un arrêt a été ignorée (…) Piétiner les Samedis produit les brutales suspensions de notre occupation de la planète. C’est une trêve pour la terre.
    Pour la première fois de (notre) vie », nous assistons « à ce renversement : l’économie, l’obsession de sa croissance, a sauté de son piédestal, elle n’est plus la mesure des rapports ni l’autorité suprême. Brusquement, la santé publique, la sécurité des citoyens, un droit égal pour tous, est l’unique et impératif mot d’ordre. (…..)
    Tel est le brusque retournement de situation, l’économie tombée de cheval et soumise à une nouvelle priorité : la vie pure et simple. Les médecins et non les économistes sont les plus hautes autorités. C’est une conversion. Elle améliore le rapport entre citoyens et État, les gouvernements passent de garants du PIB en vaillants défenseurs de la communauté”.

    Fraternellement,
    Pep’s

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