Dans mon dernier article, j’ai évoqué la manière diverse dont le Nouveau Testament rendait compte du sens de la croix. Le recours à plusieurs motifs pour expliquer ce qui s’est joué à Golgotha incite le chrétien à s’interroger : faut-il ramener l’ensemble des images à une seule (théo-) logique ? L’un des aspects de la croix gouverne-t-il tous les autres ? L’histoire de la théologie a pu longtemps pencher en ce sens, mais les travaux plus récents des biblistes comme des dogmaticiens nuancent cette pensée. La croix n’est jamais simplement un cas particulier d’une logique intramondaine, qu’elle soit juridique (Jésus comme prenant une « peine légale »), politique (Jésus comme conquérant un pouvoir politique), ou relationnelle (Jésus comme manifestant le plus haut degré de l’amour humain)… Chacune de ces logiques contribue à la compréhension de la croix, mais la mort de Christ reste un événement sui generis, de son propre genre. Sa réduction à une de ces logiques risquerait de perdre l’équilibre biblique, et surtout d’aboutir à des versions assez caricaturales, projetant sur Dieu des fantasmes, que ce soit l’idéalisation mièvre de l’amour non-violent dans sa compréhension contemporaine, ou à l’inverse, la présentation de pulsions vengeresses grimées en justice sacrée.
La croix n’est jamais simplement un cas particulier d’une logique intramondaine
Inspiration écossaise…
Comment donc cette mosaïque d’images dispersées dans l’Écriture peut-elle être pensée de façon plus systématique sans être réduite à une rationalisation qui la dénaturerait ? La contribution d’un théologien écossais du XXe siècle, T.F. Torrance, nous paraît pouvoir inspirer nos lecteurs dans cet effort d’intégration qui vise à penser la croix à partir des données scripturaires, et à l’aide des ressources théologiques que constituent les élaborations doctrinales sur l’œuvre de la rédemption. Torrance propose de retenir trois grandes dimensions de l’œuvre de la croix, qui permettent de faire ressortir les nuances et la richesse de chacun des grands motifs bibliques dans leur distinction et leur recoupement. Les trois dimensions sont nécessaires pour ne pas dévier de la Révélation. Il associe par ailleurs chaque dimension à un terme biblique (de l’Ancien Testament) et à l’un des trois « offices » de Christ (munus triplex) que la théologie réformée classique discerne.
Les trois dimensions sont nécessaires pour ne pas dévier de la Révélation
Trois préalables indispensables
Avant de présenter les catégories de Torrance (en les adaptant), il faut rappeler que ces dimensions sont ancrées dans trois fondamentaux indispensables pour saisir ce qui s’est passé à Golgotha :
- Le caractère Trinitaire de l’action de Dieu en Jésus-Christ : Dieu le Père a envoyé son Fils pour sauver le monde. Mais le Fils, partageant le même projet que le Père, se donne lui-même (Jn 10.18 ; Ep 5.2) à Dieu pour les hommes. C’est enfin l’Esprit Saint qui conduit le Fils dans toute son incarnation, jusque sur la croix (Lc 3.22 ; 4.18 ; 23.46).
- L’amour premier et préalable du Dieu Tri-Un pour les hommes. C’est parce que Dieu aime le monde que le Christ meurt (Jn 3.16). La croix n’est pas l’événement qui permettrait au Père d’aimer les hommes ! C’est parce que Dieu aime les hommes, même pécheurs, parce qu’il désire les faire entrer en communion avec Lui qu’il se donne dans le Fils pour les sauver, les délivrer et enlève l’obstacle du péché.
La croix n’est pas l’événement qui permettrait au Père d’aimer les hommes !
- Enfin, c’est dans le cadre (large) de dispositions d’alliance que Dieu intervient. Bien sûr, il y a un caractère totalement gratuit dans le don du Fils. Il n’avait aucune obligation ou nécessité de sauver l’homme. Mais ce don, jusqu’à la mort, est conforme à Son caractère. Le Père aimant est généreux, donne, se donne et pardonne avec une fidélité sans faille à son alliance. D’autre part pourtant, dans le cadre de la relation d’alliance, la relation entre l’homme et Dieu implique, du côté de l’homme, un engagement manifesté par l’obéissance à la loi divine, contredite en permanence par le péché que sanctionne cette loi en retour. Le Nouveau Testament semble faire de la notion d’alliance une structure anthropologique, inscrite dans l’humanité (Rm 2.14s ; Ga 4.1-5 ; Ep 2.15 ; Col 1.20), même si ses modalités particulières et explicites dans l’alliance avec le peuple d’Israël restent distinctives.
Délivrance
Torrance qualifie la première dimension de « dramatique ». Elle considère l’histoire du monde sous l’angle du drame de l’esclavage du péché, rassemblée autour du verbe « racheter » ou « délivrer » (פדה). Jésus est le vrai Roi qui rachète son peuple par une action définitive à la croix. S’intègrent à cette dimension tant les références à la délivrance de l’exode, que la victoire de la justice divine sur l’injustice du péché, ou encore la victoire du juste juge qui vient rétablir le droit et la justice en anéantissant les puissances hostiles dans un combat final. Cette dimension dramatique rappelle également que c’est Dieu seul qui prend l’initiative de sauver l’homme pécheur, sans aucune contribution humaine. On note enfin l’importance que l’approche dramatique attribue à la fonction de juge et de roi conférée à Christ, qui sauve (action unilatérale) par une action de jugement : Le diable est vaincu, jugé (Jn 12.31 ; 16.11). Les ténèbres lors de la croix (Mc 15.33 et //) tout comme les secousses sismiques rapportées par Matthieu (Mt 27.51) évoquent le caractère de jugement eschatologique de l’événement de la croix. Le thème du « christus victor », même s’il n’explique pas forcément les modalités précises de la victoire, valorise l’approche dramatique.
Cette dimension dramatique rappelle également que c’est Dieu seul qui prend l’initiative de sauver l’homme pécheur, sans aucune contribution humaine
Expiation
La seconde dimension est « cultuelle-forensique ». Elle renvoie les relations entre l’homme et Dieu au cadre de l’alliance qui, un peu à l’image du mariage, comprend des éléments très personnels (relation, amour, intimité…) et plus « institutionnels-juridiques » (un cadre, des obligations, une loi, des règles). À la croix, Christ satisfait aux exigences de la Loi en assumant ses conséquences à la place des pécheurs (2 Co 5.21 ; Ga 3.13), tout comme la figure du Serviteur présentée prophétiquement en Ésaïe 53 assume les fautes du peuple (Es 53.6 ;11-12) dans son sacrifice (un « sacrifice pour le péché » Es 53.10 ; voir Lv 5,19). Le verbe hébreu (כפר) souvent traduit par expier, et l’office de grand-prêtre assumé par Christ (particulièrement exposé dans l’épître aux hébreux) caractérisent cet aspect. Dieu désirant sauver l’humanité choisit de satisfaire lui-même, en la personne de son Fils, les exigences de la justice exprimées par la loi. Exprimé sous l’aspect plus personnel de l’alliance, nous avons été réconciliés avec Dieu par la mort de Christ pour une nouvelle relation (Rm 5.10 ; Ep 2.16). Le caractère sacrificiel, substitutif et pénal de la mort de Jésus a été particulièrement développé dans la doctrine classiquement protestante de la substitution pénale, qui souligne que la dette est payée, la justice rendue, ouvrant une nouvelle ère pour l’homme sauvé.
Dieu désirant sauver l’humanité choisit de satisfaire lui-même, en la personne de son Fils, les exigences de la justice exprimées par la loi
Rachat
Enfin, plus originale est la troisième dimension, que Torrance appelle « ontologique », et qui souligne le caractère personnel et incarné de l’œuvre de la croix. Il recourt à la figure vétéro-testamentaire du Rédempteur (גֹּאֵל) qui, en vertu d’un lien de sang, vient secourir son parent réduit à l’esclavage à cause de ses dettes en le rachetant, ou prend sa place pour assurer sa descendance suite à un décès prématuré. La compréhension de l’œuvre de la croix est intimement liée à la personne même de Christ, le Dieu-homme, notre Rédempteur. Le Fils éternel s’est fait homme, se liant « ontologiquement » à nous en assumant la nature humaine. Il est donc non seulement le Prophète, mais le Message, Dieu qui se fait connaître tout en révélant l’homme selon le projet de Dieu. C’est évidemment essentiel pour rappeler que ce n’est pas un tiers qui a payé la dette du péché, mais Dieu lui-même, se faisant en Christ solidaire de l’humanité. Christ est Celui qui prend fait et cause pour l’humanité déchue, et qui en est le plus grand défenseur par son œuvre d’expiation, ou mieux: en étant lui-même l’expiation (1 Jn 2.1-2; cf. 2 Co 5,21). Cette solidarité de sang avec les hommes est particulièrement soulignée dans l’épître aux hébreux (Hé 2.10-18) pour évoquer tant la libération que l’expiation. Elle nous renvoie, en retour, au fait que Celui qui est Seigneur et qui règne, est un homme, qui, en raison de ce qu’il a fait pour nous (la mort) est aussi notre modèle (1 P 2.21-25), associant la dimension substitutive (exclusive) et la dimension exemplaire (solidaire-inclusive). Elle rappelle donc également que nous sommes morts avec Christ au péché, intégrés dans son œuvre (Rm 6.3s ; Col 2.20). Cette dimension ouvre à la profondeur existentielle, personnelle et relationnelle de la rédemption en Christ.
La compréhension de l’œuvre de la croix est intimement liée à la personne même de Christ, le Dieu-homme, notre Rédempteur
L’articulation et l’équilibre entre ces trois dimensions, qu’il faudrait développer bien plus, nous ouvre des voies possibles de sortie de ces oppositions stériles entre modèles réducteurs, pour entrer dans la contribution féconde de modèles plus complémentaires, qui permet une pensée plus riche, plus équilibrée, résonnant surtout bien mieux avec le kaléidoscope de la croix qu’offre l’Écriture pour produire, par l’Esprit, une réponse de reconnaissance en parole et en acte, conformément à sa volonté.
Pour aller plus loin
Thomas F. Torrance, Atonement : The Person and Work of Christ, Downers Grove, IVP, 2009
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