Sarah ou l’apprentissage de l’altérité

Sarah ou l’apprentissage de l’altérité

« Saraï était stérile, elle n’avait pas d’enfant » (Gn 11.30)

Le lecteur s’étonne de cette répétition et comprend que le narrateur utilise cette redondance pour nous introduire à l’enjeu majeur de l’histoire de vie de Saraï : « Saraï est stérile, il n’y a pas pour elle d’enfant[1] ». Abram rompt avec la coutume en prenant femme en dehors du clan familial, Saraï. Et Saraï est justement celle qui vient douloureusement interrompre une succession de vingt-sept répétitions de la tournure verbale « il engendra », ayant toutes pour sujet les ascendants d’Abram. Avec elle, l’histoire prend une tournure différente, elle se suspend… Y aura-t-il par elle un « Et Abram engendra… » ?

Dix années où rien ne change, Saraï prend les choses en main (Gn 16)

La stérilité se fait pesante et Saraï va mettre en œuvre un stratagème pour espérer pallier cette impuissance. Ce stratagème présente une étrange ressemblance avec celui mis en place par Abram auparavant. En Gn 12, Abram utilisait sa femme comme bouclier humain pour assurer sa propre protection. Nous avons ici une inversion des rôles. C’est désormais Saraï qui va se jouer de son mari Abram pour assurer la satisfaction de son propre désir d’enfant en espérant gagner la maternité par le moyen d’une mère porteuse.

Nous avons ici une inversion des rôles.

Genèse 16.2-5 (TOB) :

ʺ Et Saraï dit à Abram : « Voici que le Seigneur m’a empêchée d’enfanter. Va donc vers ma servante, peut-être que par elle j’aurai un fils. » Abram écouta la proposition de Saraï. Dix ans après qu’Abram se fut établi dans le pays de Canaan, Saraï sa femme prit Hagar, sa servante égyptienne, pour la donner comme femme à Abram son mari. Il alla vers Hagar qui devint enceinte. Quand elle se vit enceinte, sa maîtresse ne compta plus à ses yeux. Saraï dit à Abram : « Tu es responsable de l’injure qui m’est faite. C’est moi qui ai mis sur ton sein ma servante. Dès qu’elle s’est vue enceinte, je n’ai plus compté à ses yeux. Que le Seigneur décide entre toi et moi ! » Abram répondit à Saraï : « Voici ta servante en ton pouvoir, fais-lui ce qui est bon à tes yeux. » Saraï la maltraita et celle-ci prit la fuite. ʺ

Trois coupables désignés

Dieu (YHWH) est tenu pour premier responsable de la stérilité de Saraï. Il est, dans la bouche de Saraï, celui qui « m’a empêchée d’enfanter » (Gn 16.2). Saraï a donc une lecture spirituelle consciente de sa situation dans laquelle elle relie sa stérilité à une décision de Dieu. Pour autant, elle n’entend pas y consentir le moins du monde. Bien au contraire, forte de ce constat, elle met en œuvre une stratégie de contournement, qui apparaît du coup comme une opposition forte au décret de Dieu. Ce désir d’enfant, Saraï le conçoit alors contre Dieu[2].

Abram est l’objet des injonctions impérieuses de Saraï. Telle un chef, Sarah ordonne : « Va donc vers ma servante » et Abram écoute, ou, selon le sens usuel de l’expression hébraïque, il « obéit[3] », sans mot dire. Le stratagème fonctionne, Hagar devient enceinte, mais les choses ne se déroulent pas comme Saraï l’avait imaginé. Saraï revient alors à la charge, en pointant Abram : « Tu es responsable de l’injure qui m’est faite », rangeant même à son côté quelqu’un d’encore plus fort : « Que le Seigneur décide entre toi et moi ! » (Gn 16.5). Une nouvelle fois, Abram cède à la pression de son épouse. Le narrateur juxtapose avec un certain humour l’autorisation d’Abram : « fais lui ce qui est bon à tes yeux » et le contenu réel de la réaction de Saraï : « Saraï la maltraita[4] ». Ce qui est « bon » aux yeux de Saraï est donc la « mal-traitance ».

Hagar fait irruption dans ce récit. Pour le narrateur et Abram, elle a un nom : « Hagar ». Mais Saraï n’en fera jamais usage, préférant toujours la désigner par son rang inférieur qui lui sert de seule identité, elle est simplement la « servante » sur qui Saraï déverse son courroux.

Dieu, Abram, Hagar n’existent que dans une perspective utilitariste.

En quelques lignes, le narrateur nous offre ainsi une vue d’ensemble où Saraï semble bien refuser toute altérité. Dieu, Abram, Hagar n’existent que dans une perspective utilitariste. Réduits au rang d’objets, ils doivent servir le désir impérieux de Saraï : enfanter !

Dieu résiste et reprend la main (Gn 18 et 21)

Dieu n’est pas un objet, pas plus qu’Abram ou Hagar. Et cela, Saraï devra en faire le long et patient apprentissage. Treize années passent avant que Dieu ne se manifeste à nouveau à Abram et Saraï. Le chapitre 18 qui rapporte cet épisode prend la tournure d’une confrontation directe où Dieu reprend la main et vient effectivement arbitrer au sein du couple, et même du trio qui inclut maintenant Hagar. Dieu remet de l’ordre, et redonne à chacun une place. Il confronte directement Saraï jusqu’à faire céder son désir de puissance, pour lui accorder ensuite un enfant, celui de la grâce. Le chapitre 21 indique que le rapport entre Sarah et Dieu prend une nouvelle tournure, Dieu n’est plus celui qui « empêche d’enfanter » (Gn 16.2), mais celui qui « donne sujet de rire[5] ».

Une morale à retenir ?

Il semblerait bien que dans nos combats excessifs, ceux qui nous font perdre toute mesure des autres, Dieu lui-même puisse surgir pour arbitrer et redonner en son temps à nos déchirements l’apaisement et la légèreté du rire.

 

 

[1] D’après la traduction proposée par André Wénin, Abraham, ou, L’apprentissage du dépouillement: lecture de Genèse 11, 27-25, 18, p. 22.

[2] Notons le contraste avec la déclaration d’Ève en Gn 4.1 : « J’ai produit un homme avec le Seigneur ».

[3]  André Wénin, op.cit., p. 115.

[4] Ou « l’humilia » selon les traductions.

[5] Gn 21.6, mot qui fait assonance avec le prénom de l’enfant qui vient de naître, Isaac.

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