Dans un article récent, je nous invitais à réfléchir à notre usage de l’adjectif « biblique ». Ce terme se retrouve parfois otages des « filtres automatiques » à travers lesquels nous lisons l’Écriture et qui affectent le sens que nous lui donnons. Pour que le propos ne reste pas trop général, il peut être utile d’en caractériser quelques-uns qui illustrent la manière dont ils fonctionnent…
Le filtre de la tradition ecclésiale
Les discussions que je vois défiler sur les réseaux sociaux – et auxquelles, trop souvent, je prends moi-même part, nous en donnent quelques illustrations. Dans ce qu’on appelle les « Églises de professants », le témoignage biblique ne laisse visiblement aucun doute sur le fait que ceux qui passent par les eaux du baptême sont des personnes qui confessent publiquement leur foi personnelle en Jésus-Christ.
le caractère « non biblique » du baptême des nourrissons est, chez bien des évangéliques, une évidence…
Autrement dit, le caractère « non biblique » du baptême des nourrissons est, chez bien des évangéliques, une évidence… Or, dans les débats qui y sont consacrés sur la toile, certains sont déconcertés par la défense et la démonstration de son caractère « tout à fait biblique », textes à l’appui, par des chrétiens on ne peut plus évangéliques… Lorsqu’on observe à distance les échanges – parfois virulents ! – d’arguments, on est obligé de s’interroger sur la pertinence du qualificatif « biblique » auquel les internautes évangéliques ont si souvent recours. Nous sommes bien plus dans un débat « intra-biblique », où l’usage de l’adjectif prend souvent une fonction d’argument d’autorité.
Nous avons en réalité, derrière cette discussion sur le baptême, deux grilles de lecture différentes qui relèvent en amont 1) de la théologie biblique, c’est-à-dire d’une compréhension du message d’ensemble des livres bibliques et 2) de la théologie systématique, c’est-à-dire de l’articulation (théo-)logique et raisonnée des données bibliques dans un ensemble cohérent. Les deux grilles de lecture ne donnent pas le même poids, et peut-être pas tout à fait le même sens aux mêmes textes bibliques qui ne seront du coup pas articulés de la même manière… Cela n’implique pas que « tout se vaut », mais que l’argument « biblique » fait nécessairement appel à une compréhension d’ensemble de la Révélation portée par une tradition chrétienne.
[…] l’argument « biblique » fait nécessairement appel à une compréhension d’ensemble de la Révélation portée par une tradition chrétienne.
Le filtre de la lecture sélective
Dans ma propre tradition ecclésiale, dite des « Églises de frères », il a été longtemps incontestable que le seul modèle « biblique » de gouvernance de l’Église était « collégial ». Cela voulait dire que l’Église selon le Nouveau Testament est forcément conduite non par un « pasteur » ou un « prêtre », mais par plusieurs responsables, appelés plus « bibliquement » « anciens ». C’est à eux qu’est confiée la charge du troupeau et la direction de l’Église. En bref, l’autorité. Les textes des épîtres pastorales relatifs à l’établissement des anciens (1 Tm 3.1-13 ; Tt 1.5-9) sont jugés déterminants, appuyés par quelques exemples trouvés dans les actes ou les épîtres (Ac 20.17, 28 en particulier ; 1 P 5.1-4…). Ce sont effectivement des exemples « bibliques »… Mais est-ce vraiment le seul modèle « biblique » ? Ce modèle prend-il en compte l’ensemble des données bibliques ? Dans les faits, tous les textes concernant la gouvernance d’Église étaient « lus » à partir d’une application immédiate d’1 Timothée et de Tite, qui fonctionnent alors comme le paradigme déterminant les règles fondamentales pour chaque congrégation de croyants, pour chaque rassemblement local de chrétiens (et non pas pour chaque ville, ou chaque région)… Nous avons réalisé qu’une grille préalable – ici deux textes de l’Écriture lus dans la perspective d’un congrégationalisme radical – déterminait ce qui était considéré plus ou moins « biblique » dans l’organisation de l’Église.
une grille préalable – ici deux textes de l’Écriture lus dans la perspective d’un congrégationalisme radical – déterminait ce qui était considéré plus ou moins « biblique » dans l’organisation de l’Église.
Elle a conduit pendant assez longtemps à occulter l’importance pour la conduite de l’Église des dons différents que Dieu fait au sein de son peuple par divers ministères, au-delà de la seule responsabilité d’ancien… et donc la possibilité d’envisager divers degrés de responsabilité au sein même du collège d’ancien… Cette grille minimisait également les responsabilités liées à des ministères transversaux aux Églises locales, en particulier les ministères en charge de veiller à l’unité des communautés. En réalité, cette grille d’apparence si « biblique » trahissait dans son déploiement une préoccupation mal assumée : celle de l’autorité, sous l’angle du « pouvoir ».
En effet, si ma vénérable tradition des Églises de « frères » s’est constituée au XIXe siècle à travers un retour à l’Écriture, elle s’est aussi construite en réaction contre des modèles de gouvernance plus hiérarchiques, parfois plus autoritaires, et marqués par les dérives libérales et la compromission avec le pouvoir politique. Une relecture des textes à partir d’une définition christologique de l’autorité, c’est-à-dire l’autorité telle que Christ l’a incarnée et enseignée, le « pouvoir de servir » (Mc 10.42-45) a permis de revoir la perspective d’ensemble sur l’autorité au sein du peuple de Dieu… Et de décrisper un peu la discussion sur l’éventuelle existence d’un seul modèle biblique de gouvernance d’Église.
L’humilité de reconnaître les filtres
Je le disais, on ne réalise pas toujours tous ces filtres qui nous habitent… La discussion bienveillante avec des personnes issues d’autres traditions chrétiennes nous aide à ne pas confondre ce qui est « biblique » et ce que nos traditions en retiennent, ou encore la manière de le mettre en œuvre.
La discussion bienveillante avec des personnes issues d’autres traditions chrétiennes nous aide à ne pas confondre ce qui est « biblique » et ce que nos traditions en retiennent, ou encore la manière de le mettre en œuvre.
Une relecture de notre Histoire, c’est-à-dire de la manière dont les chrétiens, au-delà de nos dénominations, ont compris le texte dans différents contextes peut également nous y aider… Pour peu que nous n’ayons pas la prétention d’appartenir à la seule tradition « biblique », la seule pouvant se revendiquer authentiquement de l’enseignement des apôtres…
Néanmoins, cette perspective sur nos filtres de lecture de l’Écriture suscitera peut-être de réelles et légitimes inquiétudes… Dans les méandres de ces « grilles de lectures », faites de sélections de textes, de contextes historiques particuliers, y a-t-il encore vraiment de la place pour la vérité « biblique » ? L’auteur de cet article serait-il un indécrottable relativiste ? Rien n’est moins sûr ! Il faudra bien entendu revenir sur cette question en son temps.
7 Commentaires
Des “grilles”, des “clés”, des “filtres”… voilà bien de la quincaillerie ! remplacez-nous ce bric-à-brac obsolète d’un autre siècle, par des outils accessibles aux jeunes ! du “plugin” par exemple, du “frontend”, ou du “champ quantique”.
Votre point est de prouver que le texte biblique ne possède pas en soi de signification indépendante du lecteur. Mais tout çà est archi-connu : un plugin frère crédo-baptiste ne donne pas le même rendu qu’un plugin réformé pédo-baptiste, c’est élémentaire. Chacun sait aujourd’hui que ce n’est pas juste la Bible qui est polysémique et indifférenciée, mais la réalité elle-même. Ce qui fait que non seulement il est tout aussi légitime, nécessaire et biblique de baptiser les nourrissons que de ne pas les baptiser, mais encore, on peut affirmer d’un enfant baptisé, que virtuellement, parallèlement, et en même temps, et quelque part il n’a jamais été baptisé.
Ainsi les vieux conflits sont devenus caduques, notre intelligence holistique a eu raison du bon sens étroit d’antan. Vous ne prêchez que des banalités à des convaincus ; mais bon, alternativement, votre article est excellent et novateur ! Bravo !
Voici un commentaire bien sévère ! Heureux êtes-vous si tout ceci vous est évident. Je pense pour ma part que bien des débatteurs qui s’agitent actuellement sur Internet gagneraient à ouvrir les yeux sur leurs filtres ou plugins. Et quand bien même je ferais partie des convaincus destinataires de ces banalités, l’argumentation proposée est utile pour aborder ceux qui sont persuadés d’être bibliques sans tradition.
J’attends la suite de cette série, pour savoir ce que l’auteur dit de son indécrottable relativisme.
Comment ?! je félicite l’auteur, je lui dis que son article est “excellent et novateur” et vous trouvez mon commentaire bien sévère ?! Votre sens de l’humour est déroutant… il serait curieux de connaître la grille de lecture que vous utilisez.
Merci Richard H. pour l’hommage très original rendu à cet article. Je confesse n’en avoir probablement pas saisi tous les contours, étant un malheureux technopathe arriéré, pour qui les terminologies telles que “plugin” et “frontend” relèvent plus de l’incantation et de la magie noire qui menacent en permanence mon existence numérique que de la métaphore robuste de la conceptualité chrétienne. 😉
Ceci étant, il me semble discerner dans votre propos (peut-être à tort) une lecture radicalement post-moderne de mon article, lecture à laquelle je ne souscris pas. Je ne crois pas que la Bible soit totalement “polysémique et indifférenciée” (il faudrait d’ailleurs mieux cerner les termes), et je ne crois pas non plus que toutes les interprétations se valent. Entre l’indétermination et la surdétermination du sens, il y a l’espace pour la réflexion (collective et dialogale), pour une évaluation graduelle des affirmations, et pour un discernement (et donc un choix de foi et de pratique) visant une plus grande conformité “biblique” et une cohérence théologique… Je ne rejette pas le désir de conformité “biblique”, bien au contraire, mais je pointe la volonté “captation” exclusive (et parfois puérile!) de l’autorité biblique par l’une ou l’autre tradition théologiques.
Merci de nous avoir donné les codes de lecture de votre propos, qui pouvait prêter à des interprétations multiples et contradictoires! Pas toujours facile d’avoir la bonne clé!
J’entends bien la répulsion que provoque chez vous le “post-réel” et le relativisme généralisé, qui ne sont en effet pas très satisfaisant. Mais je crois que la bonne réponse (φρόνησις) ne consiste pas à nier la complexité en se réfugiant dans une simplicité qui serait artificielle. Il faut reconnaître qu’il y a des degrés de clarté dans la révélation, et que les systèmes théologiques qui sous-tendent les traditions chrétiennes restent des élaborations qui tentent d’en rendre compte avec plus ou moins de réussite. Et, au risque de vous brusquer, la question de baptiser ou pas, si elle peut paraître “binaire” posée telle quelle, ne peut en réalité pas faire l’économie d’une vraie et profonde réflexion sur l’Eglise, l’appartenance à l’alliance et le signe extérieur qui la manifeste. Et cette réflexion-là est un peu plus complexe qu’on ne le croit parfois…
Rassurez-vous, Jacques, que la question du baptême des nourrissons engendre moult cogitations ne me brusque ni me m’étonne : la Bible n’en dit rien d’explicite, l’histoire de l’Église nous apprend que le réflexe de baptiser toute la maisonnée est apparu dès le début de la proclamation de l’Évangile. Cependant l’analyse des cas de baptême dans le Nouveau Testament, montre qu’ils ne concernaient pour lors que des individus ayant fait une profession de foi. On peut donc comprendre qu’il existe encore aujourd’hui après 20 siècles, divergence d’opinions là-dessus.
La complexité des choses, frustrante pour notre intellect, ne constitue pas en soi un danger pour notre sanctification. Au contraire, elle nous contraint à l’humilité : tout est irrémédiablement complexe dans la Création et dans la pensée de Dieu, et il faut faire avec. Par contre, la malhonnêteté intellectuelle, quand on la tolère, corrompt l’entendement et finalement le cœur : c’est un péché, qu’il dépend de notre responsabilité de rejeter.
Or prétendre que Dieu veut une chose et son contraire “en même temps” n’est pas honnête. Sauter sur sa chaise comme un cabri en répétant, non pas “l’Europe ! l’Europe !”, mais “Je suis calviniste ! Je suis calviniste !” n’est pas honnête ; sachant fort bien que Calvin agonise d’injures ceux qui refusent de baptiser les bébés, et que du reste, toute la théologie frère, pendant des décennies s’est affichée hostile et contraire à Calvin. A défaut donc de pouvoir résoudre toutes les énigmes de l’Écriture, l’examen de conscience, l’analyse de nos motivations, reste à notre portée, et si l’on en croit le conseil de l’apôtre : “Ne faites rien par esprit de parti ou par vaine gloire”, doit certainement être “biblique”, “quelque part”.
Je confesse, Mr H., qu’il n’est pas toujours simple pour moi de comprendre où vous voulez vraiment en venir… Pour ma part, je terminerai cet échange par deux observations:
– Je vous rejoins quand vous dites qu’il n’est pas cohérent de prétendre que Dieu veut une chose et son contraire (plus qu’un problème d’honnêteté, c’est à mon avis de cohérence dont il est question). Je complèterai simplement en disant qu’il faut donc être prudent quand on dit que Dieu veut quelque chose, ou qu’il veut voir une chose pratiquée ou réalisée d’une seule manière très précise. Sur ce point, il y a un appel à l’humilité, nous sommes bien d’accord et peut être aussi un appel à la liberté chrétienne (qui nécessite intelligence et discernement)… On dirait que notre Créateur sait aussi apprécier la diversité, ce qui paraît parfois étonner certains croyants…
– Sur les traditions en question, il convient de ne pas céder aux caricatures. Il ne faudrait pas confondre Calvin et les traditions ultérieures, très diverses par ailleurs, qui s’en revendiquent. Les Réformés Baptistes, par exemples, sont souvent très soucieux de souligner leur lignage calviniste… Sans rejoindre Calvin sur la question du baptême, justement… Se situer dans un héritage n’exclue pas une forme d’inventaire. Quant aux frères, leur histoire est plus diverse qu’on le croit parfois, avec des évolutions notables dans certaines assemblées: il ne faudrait pas les résumer aux frères dits “étroits”. Parmi les quelques théologiens “frères” en France, Alfred Kuen a beaucoup reçu de Calvin… Se revendiquerait-il calviniste? Ce n’est peut-être pas très important, au final…
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